Author Archive | Grégoire Delacourt

Jaune. Comme étoile. Comme rire. Comme ligne.

Marc Trévidic

Ce n’est plus de terrorisme dont il est question dans ce nouveau roman, mais d’une autre violence, celle faite à l’enfance par la guerre.
Dans Le Magasin jaune*, nous suivons, de 1929 à 1942, la vie des habitants de la rue Germain-Pilon, et surtout la famille de Quinze, petite fille belle comme une photo de Doisneau, nous entendons les éclats de rire et les éclats tout courts au Coup du rouquin – le bar où échouent rêves et colères –, nous voyons les enfants qui grandissent, les couples qui dansent, jusqu’à l’ombre, sombre, moite, qui recouvre peu à peu les corps et les paupières, l’ombre de la guerre qui ne vient pas, une année entière, à demi enterré, à guetter l’arrivée des méchants, et puis ça y est. Le chaos. Le feu. Les T 38. Les Mark II. Les Panzer Mark IV. Les corps mutilés. Arrachés. Envolés. Les hommes effondrés. Et les rares, qui rentrent. En morceaux. La vie qui change à jamais. Les jouets qui ne rient plus. L’occupation. Et cette enfance, toujours, qui ne grandit plus droit. Qui a les bras trop petits pour changer le monde. Et qui, surtout, ne veut pas devenir ces adultes-là.
Marc nous offre un joli livre sur ce moment de bascule, quand l’innocence se perd dans la tragédie, ce temps de tous les possibles aussi, quand les bombes et la cruauté des hommes ne parviennent pas tout à fait à détruire notre âme d’enfant.

*Le Magasin jaune, de Marc Trévidic. Éditions Lattès. En librairie depuis le 7 mars 2018.
À noter que, dans ce torrent d’émotions, Marc parvient à conserver son formidable sens de l’humour ; ainsi, page 30 : « Finalement, on s’accorda sur une robe en crêpe de soie et de laine. Gustave souligna qu’il y avait indiscutablement un côté finistérien dans le crêpe ».

Un nouveau roi.

Jimmy Lévy

De temps en temps, on ouvre un livre*, et au lieu des mots, on voit le vent, le sable, la peau, la violence, la souffrance, l’espérance, la vulgarité (qui est belle lorsqu’elle masque le chagrin), on prend des coups, des caresses, des baffes, on est pris dans des bras, un tourbillon, une histoire, l’Histoire, et on en revient aux mots qui nous ont happés, transpercés, bouleversés, anéantis, ces mots qui sont le sang de ce texte.
De temps en temps, on tombe sur un tel livre et on se dit, qu’au-delà de l’intrigue, de la trajectoire des personnages, deux petites reines en l’occurrence – l’une, reine d’un village ancestral, prise à l’aube de sa vie, et déchirée, découpée, abattue, l’autre, prise à l’hiver de sa vie, reine triste, une pointe de Ionesco dans le cœur, qui attend la fin de sa pièce –, et on sait qu’on est tombé sur une pépite, qu’on vient de découvrir une langue nouvelle, tumultueuse et libre, et qu’elle changera notre vocabulaire.
De temps en temps, on découvre un tel premier roman et on se surprend déjà à guetter le prochain de son auteur, comme on guettait, enfant, le retour d’un ami qui bousculerait notre vie et nous ferait, dangereusement, sentir plus vivant encore.

*Petites reines, de Jimmy Lévy. Éditions du Cherche-Midi. En librairie depuis le 24 août 2017.

 

Étonnants hasards.

Grand Frère
Au moment où j’achève la lecture du formidable roman de Mahir Guven, Grand frère*, Françoise Peille, à l’occasion d’une rencontre à la médiathèque de Montgeron, m’offre son livre, Frères et sœurs, chacun cherche sa place**, et il m’apparaît très vite qu’il est comme un de ces hasards heureux.
Mahir Guven, dans ce premier roman brillant et féroce, raconte, à deux voix, l’histoire de deux frères franco-syriens, ou plus exactement, les degrés de séparation de deux frères. L’un, le grand, chauffeur de VTC au grand dam de son père, chauffeur de taxi classique, regarde le monde au-delà de son pare-brise, comme d’un aquarium, cet univers que la main pourrait toucher mais n’y parvient jamais, un lieu qui vous appelle mais ne vous ouvre jamais la porte. Et l’autre, le petit, infirmier, parti en Syrie par idéalisme teinté d’humanitaire. Le roman est sur cette distance, ces liens fragiles, cette difficulté à grandir loin des embrigadements physiques et psychiques ; il est sur la violence, l’impossibilité même, du retour. Il est sur ce qu’on perd parfois dans une fratrie. C’est un roman puissant, d’une écriture forte, mais plus encore, c’est un roman libre.
Et voici que Françoise Peille m’explique, à travers son ouvrage passionnant, comment vivre mieux dans sa famille, comment occuper sa place unique et précieuse, qui influera toute la vie.
Et nous fera décider un jour de partir en Syrie faire le djihad, par exemple. Ou de reprendre simplement le taxi de son daron.
Étonnant hasard.

*Grand Frère, de Mahir Guven. Éditions Philippe Rey. En librairie depuis le 5 octobre 2017. Première liste du Médicis.Prix Regine Deforges 2018.
** Frères et sœurs, chacun cherche sa place, de Françoise Peille. Éditions Hachette Pratique. En librairie depuis 2005 et republié en 2011.

Betty est née.

LFQNVP.

C’est aujourd’hui que naît Betty en librairie. Il m’est difficile de parler d’elle, aussi je la laisse vous dire quelques mots (page 119):  » Vieillir est douloureux, et féroce. C’est laisser s’enfuir, sans que l’on puisse rien y faire, la suavité de la peau, son grain laiteux, c’est la voir se tacher, se détendre et pendre ; c’est laisser s’envoler les regards d’avant qui venaient se poser sur nous au hasard d’une promenade, ces regards gourmands, affamés souvent, qui nous font nous sentir belles, et savoureuses, et dont l’insistance, la vulgarité parfois, sont des louanges.
Vieillir, c’est voir se réduire notre place sur la Terre, se rabougrir nos ombres. C’est finir par ne plus être vue.
Ainsi me voilà.
Me voilà jeune à l’âge où la jeunesse s’en va.
Me voilà rare et curieuse. »

*La femme qui ne vieillissait pas. Éditions Lattès. En librairie aujourd’hui.

J’aurais tant aimé lire un livre qui dirait ce que son auteur aurait tant aimé.

Emmanuel Venet

Me voici exaucé.
Emmanuel Venet, avec les mots précis d’une poésie simple, mais trempés dans l’encre oulipienne, aligne 480 désirs*, comme Georges Pérec et avant lui Joe Brainard épinglaient leurs souvenirs. Ce chapelet, emperlé de regrets, possède la belle mélancolie des choses qui disparaissent après nous avoir changé à jamais sans que nous ne nous en soyons tout à fait rendu compte. C’est là tout le charme de ce petit livre.

*J’aurais tant aimé, de Emmanuel Venet. Éditions Lattès. En librairie depuis le 7 février 2018.

 

Mini King.

Lalaury 2

La (fausse) citation en exergue du nouveau livre de Cedric Lalaury est formidable : Un romancier n’invente rien ; il se souvient de la vie de personnes qu’il n’a jamais connues. Un, j’adore le point virgule. Deux, j’adore ce que ça dit, qui me donne enfin la réponse que je cherchais depuis longtemps. Avec cette citation d’un (faux) écrivain, vous l’aurez donc deviné, Lalaury, en romancier habile et surtout grand fan de Stephen King, annonce la couleur et va nous balader dans son livre avec un autre livre à l’intérieur : celui que reçoit un jour le héros, Bill Herrington, et qui s’avère être une histoire vraie (pour Bill), en l’occurrence celle d’un épisode très sombre de sa vie, vous savez, ce genre de truc qu’on veut absolument enfouir sous les tonnes de cendres de l’oubli. Il n’en faut pas plus à Lalaury pour dérouler un suspens formidable, servi par une écriture qui, ici et là, ne manque pas d’humour, ce qui est une belle preuve d’intelligence.
Il est toujours minuit quelque part (par contre, je ne suis pas fan du titre, mais ça n’engage que moi) est une de ces formidables bonnes surprises qui donnent raison à ceux qui prennent le risque de s’écarter des listes des meilleures ventes pour choisir ce qu’ils vont lire.

*Il est toujours minuit quelque part, de Cedric Lalaury. Éditions Préludes. En librairie depuis le 7 février 2018.

 

Il n’y a pas que du bon chocolat et de bonnes montres en Suisse.

Pierre Crevoisier

C’était à Morges en septembre dernier, face au lac Léman – un endroit de rêve pour un salon du livre. Il n’a pas osé tout de suite, et avec un peu de temps, l’apprivoisement, dont parlait Saint-Ex, il est venu. Il m’a dit qu’il appréciait mes livres, ce qui m’a fait extrêmement plaisir, vous vous en doutez, et il m’a tendu le sien*. Ça serait important pour moi si vous pouviez le lire, a-t-il dit, oui, important. Moi aussi, je n’ai pas osé tout de suite. J’ai laissé le livre là, sur ma table. Je l’ai emporté parfois dans un train, un hôtel. J’attendais. Je ne voulais pas le lire trop vite puisque c’était important pour lui. Lorsque j’ai enfin été prêt, j’ai lu son livre. D’une traite. J’ai été bousculé par son écriture puissante, ses mots qui cognent les choses, comme des colères, des impuissances ; emporté par cette histoire qui s’assemble comme un puzzle et révèle certaines insoutenables noirceurs dont sont capables les hommes en nous renvoyant à nos propres limites ; groggy par une enquête (policière) à laquelle je ne m’attendais pas et qui restera là, comme un caillou au fond d’une poche et dont le poids léger me rappellera toujours à quel point j’ai, et nous, avons la chance d’être passé entre les gouttes de l’horreur. Alors je lui ai dit que son livre avait été important pour moi.

*Le Pas de l’éléphant, de Pierre Crevoisier. Éditions Slatkine, Genève. Sorti le 1er février 2017.

Du toxique, enfin.

Niko Takhian

Dans un polar, bien sûr, il y a l’intrigue.
Un enfant qui disparaît. Une femme retrouvée en morceaux. Un cannibale. Un trafic de drogue qui tourne à l’hécatombe. Un secret de famille enfoui. Une grosse magouille immobilière. Ici*, une ATSEM (agent territorial spécialisé des écoles maternelle) barge. Mais en fait, on s’en fout un peu. On sait que, peu ou prou, la bonne vieille morale triomphera, que l’enfant sera retrouvé, les morceaux de la femme aussi, le cannibale dévoré, l’ATSEM attrapée, bref que le bien repoussera une fois encore le mal qui rôde mais sans lequel la vie serait si peu inspirante aux écrivains. Non. Ce qui compte le plus dans un polar, ce qui fait que certains d’entre eux sont si forts, vibrants, inoubliables, ce sont les personnages, et surtout le personnage du « héros », oui, comme dans un bon vieux western ou un bon vieux Chandler, Chase, Simenon. Kurt Wallander fit la grâce des romans de Henning Mankell, Matt Scudder celle des livres de Lawrence Block, et Harry Bosch la fortune de Michael Connelly. Ce sont eux dans lesquels nous nous projetons, dans leur force, leurs noirceurs aussi, leurs doutes et leurs fragilités, lesquelles se cognent aux nôtres et leur donnent leur légitimité, leur utilité ; leur faiblesse est la nôtre et elle est belle. C’est là la force tragique de ces héros – nos ombres romanesques.
Alors merci à Véronique Cardi, l’excellente patronne du Livre de Poche, de m’avoir offert ce formidable bouquin et surtout permis de découvrir l’un de ces personnages inoubliables. Tomar Kahn. Accessoirement, l’intrigue est épatante. Bon, je file acheter la nouvelle aventure de Tomar Kahn : Fantazmë**.

*Toxique, de Niko Tackian. Le Livre de Poche, janvier 2018.
** Aux éditions Calmann Levy. En librairie depuis le 3 janvier 2018.