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« Il n’a pas soif qui de l’eau ne boit. »

Ainsi donc, après avoir repris les histoires de Barbe Bleue et de Riquet à la houppe, voici que Amélie Nothomb s’empare des dernières heures de la vie terrestre de Jésus et nous raconte*, à la première personne (il est vrai qu’on ne peut faire moins quand on est Jésus), sa crucifixion avec des envolées dignes du facétieux Jean-Louis Fournier** : Franchement, là, si je voulais ressusciter, j’en serais incapable pour une raison simple : je suis épuisé. Mourir fatigue (page 121).
Je ne sais s’il s’agit là d’un roman ou d’une pochade***, mais à l’évidence d’un très court texte autour de l’idée que la soif, « ce gobelet d’eau » qu’on porte à ses lèvres assoiffées quand on a soif, c’est Dieu.
À peine commencé, le texte se termine (il est très court, je vous l’ai dit), sur cette constatation implacable : Au commencement, je croyais à la possibilité de changer l’homme. (…). Les gens changent seulement si cela vient d’eux et il est rarissime qu’ils le veuillent réellement (page 150). Je suis donc resté un peu sur ma faim – enfin, ma soif – avec ce texte certes bien agréable à lire comme toujours chez Amélie, et, le reposant, me suis demandé si je n’avais pas raté quelque chose. Aussi, comme en vérité il est dit que Dieu n’abandonne jamais ses ouailles, je le relirai dans quelques temps, en espérant qu’il sera cette fois mon Buisson Ardent, ma rencontre divine sur le chemin de Damas – comme il l’a été pour Bernard Pivot qui est allé jusqu’à parler de « résurrection de Nothomb ». Qui du coup, l’a inscrite sur la liste du Goncourt. Un véritable miracle, en somme.

*Soif, de Amélie Nothomb, 152 pages. Éditions Albin Michel. En librairie le 21 août 2019. Rentrée littéraire 2019 (comme chaque année depuis 27 ans).
**Le C.V de Dieu et Satané Dieu ! de Jean-Louis Fournier, tous deux au Livre de Poche
*** « Œuvre littéraire écrite rapidement – parfois de façon burlesque », selon les dictionnaires. (À ne pas confondre avec pochetronnade).

L’increvable mère de Bambi.

Dans la brochure de la Rentrée Littéraire 2019 de Grasset, Mathilde Forget explique que ce livre naquit, entre autres, d’une rencontre avec un livre. Il s’agit de L’inceste, d’Angot (et il est presque plaisant de voir que cette femme ait pu inspirer quelque chose de bien après tout le mal qu’elle fit aux livres à la télévision), et donc d’une envie d’écrire sur la mère.
Dans ce premier roman brillant*, où l’écriture nous cueille d’un sourire quand on voudrait pleurer ou d’un cri quand on voudrait embrasser, Mathilde Forget, en très bonne compositrice qu’elle est par ailleurs**, déroule une partition audacieusement créative, faite de ruptures, de digressions, de jubilations, et nous offre une enquête passionnante puisqu’elle est davantage une quête, c’est-à-dire un chemin qui mène à soi, que la résolution des raisons d’un crime – fut-il dirigé contre soi.
À la demande d’un tiers est un livre d’amour et de folie, d’enfance dont on ne guérira jamais parce qu’on y a croisé un jour ce « connard de Bambi », son insupportable larmichette quand le chasseur tue sa mère, car vivante ou pas une mère ne meurt pas et c’est bien là ce qui nous empêchera à jamais d’être tout à fait heureux. Chapeau.

*À la demande d’un tiers, de Mathilde Forget. Éditions Grasset. En librairie le 21 août 2019.
**Mathilde Forget a reçu le Prix Paris jeunes talents en 2014 pour son EP de chanson « Le sentiment et les forêts ».

« Je chante un baiser osé/Sur mes lèvres déposé ».

Il y a un petit côté Rouletabille, l’enquêteur de Gaston Leroux, dans la dernière fournée* de Jérôme Attal, un côté farceur, sacrément romantique, diablement joyeux.
Ainsi voici notre Rouletabille – de son vrai nom Joseph Joséphin, fils de Joe J. dans le livre (comme c’est bizarre) – qui part à la recherche d’un baiser ou plus exactement d’une jeune sonneuse de cloche qui aurait donné un baiser à François-René de Chateaubriand, à son insu, en 1793, lequel baiser, comme un tintement, est évoqué dans Les Mémoires d’outre-tombe, au livre X. On l’aura deviné : cet incertain et doux souvenir est prétexte à Jérôme pour développer une comédie romantico-historique, truffée d’espiègleries langagières, ainsi ce « Je vous aime puisque vous êtes aimusant » (page 245), ou cette discussion entre un modèle du peintre Boudin et un autre de Monet : « Votre robe ne vous boudine pas trop ? – Et la vôtre, c’est un emprunt ou vous l’avez payé avec votre propre Monet ? » (page 169) ou encore ce : « Ne me dites pas qu’en France vous ne connaissez pas Gog et Magog ? – En France, je ne connais que des démagogues » (page 123) ; un livre léger, virevoltant, comme le fut Les mariés de l’an II, le film du formidable Jean-Paul Rappeneau, le tout ici ponctué de gracieusetés : « En amour, toute demande d’explication est prise pour une plainte «  (page 116) et « On retient pour toujours ce qui nous échappe à jamais » (page 195). Bref, La petite sonneuse de cloches est un hommage fiévreux de l’amour de son auteur à l’imagination et à l’univers des romans, là où, précise-t-il dans ses remerciements, tout à coup sérieux comme un Pape, il « loge tout son cœur ».

*La petite sonneuse de cloches, de Jérôme Attal. Éditions Robert Laffont. En librairie le 22 août 2019. Rentrée littéraire 2019.
Le titre de cette chronique est extrait de la chanson « Le baiser » de Alain Souchon (Virgin).

Papa, es-tu là ?

Marc est peuplé de fantômes. Outre Lauren Kline, le premier fantôme qui le rendit célèbre*, son œuvre en est habitée d’un autre. Son père. Grand résistant, on le retrouve en personne dans Les enfants de la liberté. Plus tard, en personnage romanesque dans Toutes ces choses qu’on ne s’est pas dites – un papa revient vingt ans après sa mort, pour parler avec sa fille. Il en est de même dans ce nouveau roman, Ghost in Love**, où, cinq ans après son décès, un papa revient à Paris voir son fils pianiste pour lui confier une mission : mélanger ses cendres, pour les unir dans l’éternité, avec la femme qu’il a profondément aimée, qui n’est pas sa mère, et qui vient de mourir à San Francisco. Et voilà nos deux compères partis pour un dernier voyage persillé de péripéties dignes d’un bon vieux de Broca où la bonne humeur le dispute à la vraisemblance car, et on en rêve dès le début, tout finira bien et l’amour triomphera. Mais derrière cette comédie romantique, joyeusement écrite, truffée de clins d’œil à d’anciens titres, Marc se sera hasardé à répondre à la question que le personnage pose au début du livre : « Dis, Papa, c’est quoi être un père ? ».
Et c’est sa réponse, la véritable âme du livre.

*Et si c’était vrai…, éditions Robert Laffont (2000) puis Pocket (2001 et régulièrement réédité). Prix Goya du premier roman.
** Ghost in Love, de Marc Levy. Éditions Robert Laffont/Versilio. En librairie depuis le 14 mai 2019.

La vie avec soi.

Voici un livre que je me promettais de lire depuis bien longtemps, depuis que j’ai lu le formidable Into the wild écrit par Jon Krakauer d’après le récit autobiographique de Christopher McCandless et dont Sean Penn avait tiré un fort beau film en 2007. Eh bien c’est chose faite. Je viens de le savourer au pays même où il fut écrit, à sept cents miles environ de là où il fut vécu et je le referme non sans une douce mélancolie à l’heure où l’écologie est en passe de devenir une sorte de nouveau terrorisme et le véganisme une religion intolérante, car Thoreau démontre avec une poésie délicieusement surannée (à laquelle la traduction délicieusement surannée de Louis Fabulet rend hommage) que la recherche du bonheur respecte nécessairement la vie dans les bois, le temps des saisons, la pluie, le vent, les récoltes, la beauté d’une aube, l’élégance d’un crépuscule. Il n’est de retrouvaille de soi que dans la paix et le respect, et si ces notions peuvent sembler un tantinet désuètes, jamais preuve n’a encore été apportée qu’elles ne sont pas justes, alors j’ai pensé, en refermant ce livre au mal que nous nous faisions tous les jours, par ignorance de la chance que nous avions d’être là, vivants, par égoïsme ou par désinvolture et j’ai commencé par recycler ce livre en l’offrant à un inconnu qui s’apprêtait, West Avon Rd, Rochester Hills, Michigan, à monter à bord de son gros truck Ford F250.

*Walden ou la vie dans les bois (1854), de Henri David Thoreau. Éditions Albin Michel, coll « Spiritualités vivantes » (hum, hum), traduction délicieusement surannée de Louis Fabulet, laquelle, dit-on, lui aurait pris sept ans, soit le même temps qu’il a fallu à Thoreau pour l’écrire.

« La sinistre nouvelle de ce qu’un homme a pu faire d’un autre homme ».

Un jour, on se met à lire un livre* qu’on se promettait de lire. On sait ce qu’on va lire et on le lit. On laisse les mots, les flots, nous submerger. On ne peut rien ajouter à ce qu’ils disent déjà, page 139 : Ils [les Muselmänner, les damnés] peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voutées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. Lire, c’est retenir le pire des crimes. L’oubli.

*Si c’est un homme, de Primo Levi. Éditions Julliard 1987 pour la traduction de Martine Schruoffeneger. Éditions Pocket, 2009. (Le titre de cette chronique est extrait du livre, page 82).

Invitée #35. Laurence Tardieu.

Salon du livre de Nice, début juin 2019. A l’heure du déjeuner, nous nous retrouvons dans un restaurant sur la plage. Il y a de longues tables, face à la mer. Chacun s’installe où il veut. Soudain, j’entends une voix que je ne connais pas. Douce. Presque délicate. Je regarde de quel visage elle vient et il me semble le reconnaître alors que je ne le connais pas. Nous nous présentons, échangeons nos prénoms et je devine que c’est elle. Elle ressemble à ses livres*. Elle en incarne la beauté grave. Et quand elle sourit, ce sont tous les livres qu’elle semble faire danser. Elle est rare. Et furieusement douée. Je suis extrêmement heureux qu’elle ait accepté de nous confier l’un de ses coups de cœur. Merci Laurence.

Ah ! Comme je suis reconnaissante à Grégoire Delacourt de me donner un espace pour parler de ce livre**, dire à quel point sa lecture a provoqué un tremblement intérieur en moi, qui depuis ne m’a jamais quittée. Et ils sont rares, ces textes qui, une fois lus, ne nous quittent plus, demeurant comme des puits de lumière au-dedans de nous, des pulsations de vie, des espaces imaginaires auxquels nous pouvons revenir nous amarrer et reprendre notre souffle, retrouver du sens, nous souvenir de la joie. Alors, voilà. Pas envie de vous raconter l’histoire. Vous dire simplement que ça commence avec le monologue intérieur d’une vieille femme qui vit ses derniers jours et se demande comment, à présent qu’elle est si faible, elle pourrait atteindre la fenêtre de sa chambre, c’est traversé tout du long par l’image poignante d’un lac près d’un kibboutz, lac qui aujourd’hui n’existe plus et a marqué à jamais une enfance, la vieille femme a deux enfants, un garçon et une fille, qu’elle n’a jamais su aimer de la même façon et c’est obsédant de questionnements sur la famille, sur l’amour filial, la difficulté à aimer, l’usure du quotidien, l’appel du vertige, enfin ça s’achève sur une des plus belles scènes que j’ai jamais lues, qui a changé quelque chose en moi dans mon rapport au monde, aux autres, à l’enfance, à la liberté, et qui me hante encore, scène que je ne vous raconterai pas mais qui parle d’adoption, qui raconte un sursaut de vie envers et contre tout – le tout porté par une langue lyrique somptueuse, affutée et ample, une langue qui fait entendre le souffle des vies de chacun des personnages, et qui est à ce point juste qu’elle fait aussi – et c’est bien la puissance de la littérature, non ? – entendre le souffle de nos vies à chacun. Oui, je dis bien : le souffle de nos vies. Ce qui bat en nous, là, en secret, qu’on soit homme, femme ou enfant – qu’on soit simplement vivant. Lisez ce texte, oh lisez ce texte, que je porte encore dans mon cœur, dans mon corps.

*Dernier livre paru : Nous aurons été vivants, aux éditions Stock. En librairie depuis le 2 février 2019.
**Ce qui reste de nos vies, de Zeruya Shalev. Éditions Gallimard, « Du monde entier ». Sorti le 4 septembre 2014

89, année érotique.

Parce qu’il a un ami « qui a une tête de plus que lui, qui a visité des femmes de mauvaises vies et surtout qu’il possède une broussaille au bas du ventre » (page 53), on peut penser que le narrateur, enfant de troupe, est à peine pubère lorsqu’il cède aux charmes gourmands de Lena, la femme de son Chef, et que l’éveil dont il est question dans le titre* est celui du désir, de la sexualité et de l’ivresse, je cite, de « la grotte humide » chez un très jeune garçon. J’ai pensé à La Luna de Bertolucci, bien qu’il s’agissait là d’un inceste, à cause de cette situation somme toute assez rare dans les romans : une femme adulte a des relations sexuelles avec un enfant. Il ne me revient pas qu’à sa sortie en 1989 ce texte autobiographique ait suscité le moindre débat sur cet abus sexuel, car quoiqu’on en dise ç’en est un – mais peut-être que l’époque était plus doucereuse ou en tout cas la littérature moins engagée. À moins que l’époque n’ait retenu du livre que la violence de l’école militaire, le sadisme des grands, la cruauté de certains adultes, les sévices, le froid, le cachot, la faim, tout ce que Dickens avait en son temps déjà parfaitement décrit. Non, je retiens, moi, trente ans après sa parution, cette si triste histoire d’amour et de sexe entre une femme et un enfant ; la femme justifiant cet appétit par le fait que son mari la bat, et l’enfant, fasciné par le mari qui la bat et avec lequel il apprend la boxe, acceptant d’être dévoré car, croit-il, c’est ainsi qu’on devient un homme.
Je ne sais pas si Charles Juliet est devenu l’homme qu’il rêvait alors d’être, il est en tout cas devenu un sacré écrivain de sa propre vie.

*L’année de l’éveil, de Charles Juliet. Éditions POL, puis J’ai Lu, puis Gallimard, puis Folio. Première parution en 1989. Est devenu un film sous la direction de Gérard Corbiau en 1991. (Merci au fidèle Alain, grand lecteur et fin critique de mes livres, qui m’a offert celui-ci à Lille, au Furet, alors que j’y présentais Mon Père).