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Ave César !

Voici un texte envoûtant. Nerveux et lancinant à la fois. Nerveux par le style, l’urgence, comme s’il y avait une urgence à écrire comme il y en a une à vivre, et lancinant par son sujet : l’attente puis la naissance prématurée d’un bébé prénommé César, « pas de prénom pour joli cœur, pas de douceur apprêtée, pas de minauderie. Il s’appellerait César. Avec un prénom pareil, il ne pourrait que s’en sortir » (page 37-38).
À nous regarder, ils s’habitueront* est le cinquième bébé** d’Elsa Flageul, qui parle d’un bébé né trop tôt, qui prend la vie de ses parents Alice et Vincent par surprise, qui débarque sans babygros ni bonnet tout doux, sans rien d’autre que cette immense fragilité qu’il leur faut soulever à bras-le-corps, réchauffer à leur propre peau ; ce corps impondérable capable de briser ceux de deux adultes ; ce corps si petit qui prend soudain tant de place.
Elsa Flageul nous entraîne en apnée dans tous ces mots en trop : la peur, les espérances floues, les bruits de machines, les yeux minuscules qui ne semblent pas voir quand ils s’ouvrent, et dissimule, avec une habileté redoutable, tous les mots qu’on devrait dire mais que la fatigue, et une variété particulière de honte, étouffent.
Un enfant réunit, dit-on. Eh bien méfiez-vous des on dit.

*À nous regarder, ils s’habitueront, de Elsa Flageul. Éditions Julliard. En librairie depuis le 3 janvier 2019 et bientôt au salon du livre de Villeneuve-sur-Lot !
** Après J’étais la fille de François Mitterrand 2009 – amusant un tel titre chez l’éditeur de la fille de François Mitterrand, justement), Madame Tabard n’est pas une femme (2011), Les araignées du soir (2013), et Les Mijaurées (2016), tous chez Julliard.

Capri, c’est (pas) fini.

Je me suis souvenu du Guépard, du Jardin des Finzi Contini, de La leçon de piano et j’avais pensé qu’il y avait toujours quelque chose de tragique et de tellement humain à situer un drame, une violence, dans des endroits aussi beaux. Comme si la beauté même était impuissante face aux ravages des hommes. Et c’est dans l’un de ces décors sublimes, la Villa Malaparte, perchée sur un rocher de Capri, que nous invite Sylvie Le Bihan avec Amour Propre, son dernier roman. (J’aime ici le mot de « dernier » roman et non pas de nouveau, car l’adjectif donne à son texte l’air de gravité qu’il lui sied puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de la réclusion d’une femme en ces lieux, à la recherche de ce qu’on finit toujours par perdre, à savoir soi-même).
Dans son dernier roman donc, Sylvie raconte Guilia, une femme en manque de mère (qui, dans ce décor, l’entoure) qui s’interroge sur celle qu’elle fut, et d’ailleurs le voulut-elle vraiment ? Et il y a dans cette réflexion – j’aurais été une femme plus heureuse, plus accomplie, sans enfants** –, une interrogation passionnante sur nous-même, sur ces choix qui nous ont échappé, sur ce qui nous manque toujours et que l’on cherche désespérément à reconstruire ou à reconquérir. L’amour d’une mère justement.
C’est sans doute parce qu’on en a été privé qu’on en devient une.

*Amour propre, de Sylvie Le Bihan. Éditions Lattès. En librairie depuis le 6 mars 2019.
**Magnifique question, page 262 : « À mon retour, on ne cessait de me demander pourquoi je n’avais pas d’enfant. Mais demande-t-on à une mère pourquoi elle en a eu ? »


Fractures.

Depuis plusieurs romans déjà, et notamment Charles Draper*, Xavier de Moulins s’approche délicatement, presque prudemment, de la face sombre des hommes et le voici, avec ce nouvel opus et pour notre plus grand plaisir, dans leurs zones d’ombres. Avec La vie sans toi **qui, comme son titre l’indique parle d’une vie sans quelqu’un – en l’occurrence un enfant –, il raconte les fissures conséquentes d’un tel drame, l’insubordination du cœur, les chagrins qui rendent fous, jusqu’aux fractures. Car c’est là le roman des fractures. Une histoire construite comme des éclats de verre qu’il rassemble pour tenter de retrouver la forme première, ce temps d’avant, le temps de la vie avec toi, justement, et découvrir, une fois le corps de verre rassemblé de quelle monstruosité il est la chair. Xavier signe ici un roman audacieux qui fait se fondre thriller et poésie, comme de l’aquarelle, ces couleurs pâles qui rappellent l’enfance puisque c’est après elle qu’il court encore, qu’on court toujours, cette vie où nous étions tous.

*Lattès (2016), Le livre de Poche (2018).
**La vie sans toi, de Xavier de Moulins. Éditions Lattès. En librairie depuis le 5 mars 2019. Et pour prolonger le plaisir de ce livre, n’hésitez pas à voir l’épatant film Peur Primale de Gregory Hoblit avec l’american gigolo Richard Gere

À table !

Prenez une bête. Faites-lui bouffer un bébé. Cela donne le terrifiant Rat de Venise1, de Patricia Highsmith. Ou le jubilatoire Procès du cochon2, de Oscar Coop-Phane. Dans le premier, le réalisme le disputait à l’horreur. Dans le second, c’est la farce qui l’emporte. Car enfin ce cochon cannibale, arrêté juste après son forfait, alors qu’il était « allongé sous un arbre et sa bouche laissant échapper des bribes de sang chaud » (page 55) ne proteste pas, ne clame pas son innocence, n’accuse aucun autre de ses congénères, il ferme son groin, s’écrase comme une tranche de jambon, se laisse accuser, condamner, supplicier et achever en eau de boudin. La justice des hommes est bien prompte à juger ses semblables, ces temps-ci. Coop-Phane nous offre ici une farce tragique qui me fait penser à la fin de cette magnifique chanson d’Higelin intitulée L comme Beauté3:

Tu es la beauté que j’adore
car elle m’a appris à aimer
et à comprendre la laideur
qui est le miroir
où je peux contempler
ma vérité.

1. Le Rat de Venise et autres histoires de criminalité animales à l’attention des amis des bêtes, de Patricia Highsmith. Editions Calmann-Lévy (1993) et Livre de Poche (1994).
2. Le Procès du cochon, de Oscar Coop-Phane. Editions Grasset. En librairie depuis le 9 janvier 2019.
3. No man’s land, de Jacques Higelin, 1998. EMI Pathé Marconi. (Sublissime son en vinyle).

Qui n’a pas lu ce livre ?

On se souvient de cette classe de lycée dont les élèves n’ont pas voulu étudier le livre Le porteur de cartable d’Akli Tadjer, au prétexte que l’auteur n’était pas français, et dont l’un d’eux a refusé d’en lire un extrait car il ne voulait pas prononcer le prénom d’un personnage, Messaoud. L’affaire avait alors fait grand bruit. Des indignés, dont moi, avaient donné de la voix. Et Akli s’était alors rendu dans cette classe, pour affronter ces jeunes de la France silencieuse, comme il les nomme, percer le furoncle du mal, laisser le pus de la vermine couler, disparaître.
C’est cette rencontre qu’il raconte dans ce texte bref, sans haine ni violence – pour reprendre les mots de Spaggiari. Sans langue de bois non plus. Et quand Akli, entré dans la salle de classe, pose cette première question Qui n’est pas raciste ici ? tous les enfants ne lèvent pas la main. Ils sont tous blancs. Alors Akli déroule son magnifique chant à la tolérance, sa litanie à l’amour de l’autre, le tumulte de son enfance française, son enfance cognée.
Ce petit livre indispensable est à glisser d’urgence dans tous les cartables, les sacs à dos, les sacs à main, les poches arrière des joggings et les poches intérieures des vestons.
Il est d’ailleurs bien plus qu’un petit livre. Il est un trait d’union.

*Qui n’est pas raciste ici ? de Akli Tadjer. Éditions Lattès. En librairie le 27 mars 2019.

À lire de A à Z.

Voici un brillant et jubilatoire petit abécédaire des objets du quotidien, de A comme ampoule à Z comme zapette, en passant pas B comme boule à neige, C comme cravate et P comme poubelle, dans laquelle on peut jeter une ampoule, une zapette, une boule à neige et un cravate. Petite mythologie des objets du quotidien* est à rapprocher du Nouveau Bréviaire pour une fin de siècle – méditation affectueuse sur des objets ordinaires de Masha Makeïeff paru au siècle dernier (en novembre 1998 pour être précis). Eric Libiot s’en donne à cœur joie à définir ces objets qui nous regardent et parvient à nous faire rire, nous instruire et nous faire changer de point de vue sur les choses et parfois leurs usages, ce qui, par ces temps de pensée unique, est remarquable.
*Petite mythologie des objets du quotidien, de Éric Libiot, éditions Harper Collins. En librairie depuis le 24 octobre 2018.

Deux promesses.

Il n’aura échappé à personne la concomitance de ces deux titres : Dans le noir* et Les péchés capiteux**. On peut facilement imaginer que c’est dans le premier que le second a péché ou que c’est à cause du second qu’on s’est réfugié dans le secret du premier. Outre cet étonnant hasard, il existe un lien invisible entre ces deux ouvrages : ils sont chacun écrit par un participant à l’Atelier d’écriture du Figaro Littéraire que j’anime en ce moment. Le premier est un recueil de nouvelles brillantes, à chutes, dans la grande tradition anglo-saxonne. Le second est un livre d’apprentissage : une jeune femme dans le Nord de la France découvre la gourmandise, métaphore de quelques autres plaisirs. Deux textes de deux auteurs à suivre dans un proche avenir.

*Dans le noir et autres nouvelles, de Arthur Atlas, éditions de la Vicomté, sises à Sarrazac (France). Commandez-le ici.
**Les péchés capiteux, de Christine Arquembourg, Cinq sens éditions, sis à Genève (Suisse).

Neuf ans et pas une ride.

Il y a neuf ans déjà, paraissait ce texte* de Mohammed Aïssaoui, son deuxième livre après Le Goût d’Alger, en 2006, une anthologie amoureuse de cette ville surnommée El Bahja – La joyeuse.
L’affaire de l’esclave Furcy est un livre indispensable en ces temps d’individualisme qui virent à l’égoïsme tragique. Mohammed Aissaoui y raconte l’étonnante histoire d’un esclave de 31 ans qui, en 1817 dans l’île de la Réunion, s’en décide d’aller au tribunal pour exiger sa liberté. Outre la tension historique du texte, la fracture du monde déjà, les vingt-six ans de procès, c’est la rencontre à 193 ans d’écart entre deux hommes, l’un libre l’autre pas, l’auteur et l’esclave, qui est absolument bouleversante. Mohammed suit les traces de Furcy et nous, nous suivons celles de Mohammed et il y a quelque chose de vertigineux dans ce pas de quatre, une danse de l’intime humain dans le tumulte bruyant d’un monde qui alors change pour toujours. Du grand art.

*L’affaire de l’esclave Furcy, de Mohammed Aïssaoui. Éditions Gallimard (2010) puis Folio (2011). Prix Renaudot Essai 2010. Prix R.F.O du livre 2010.