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L’auteur qui mesurait la bêtise de Bruxelles (entre autres).

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Rentrée littéraire 2016. Voici une belle histoire. Une amitié entre un petit autiste et un architecte retraité qui revient en Grèce, sur l’île de Kalamki, finir le travail de sa fille morte dans un théâtre antique : la recherche du Nombre d’Or.
Le gamin, Yannis, est surdoué avec les chiffres. Il les retient tous, comme ce brave Rain Man, même les inutiles, et se pose en gardien mathématique de l’ordre du monde.
Le vieil homme, Elliot, a une approche plus poétique et tente de tracer des lignes qui emmènent vers l’avenir.
Je me souviens de cette phrase d’Alexandre Jardin (je crois) dans Fanfan (je crois) : « La mathématique permet d’approcher l’exactitude, la poésie, d’approcher la vérité ». Leur rencontre se situe là. Au meilleur de chacune des deux disciplines.
Le fond de l’histoire est simple. Sur cet île deux projets s’opposent : la construction d’un immense et luxueux complexe immobilier ou celle d’une une école sorte de phalanstère qui réunirait de brillants sujets et les préparerait à diriger le monde.
Mais au-delà des ingrédients d’une histoire à succès, ce qui m’a surpris (en bien), c’est que Metin Arditi (écrivain suisse francophone d’origine turque sépharade) ait fait de l’Europe un vrai personnage.
Il l’appelle Bruxelles.
Bruxelles fout en l’air la vie des habitants de l’île. Comme de toute la Grèce d’ailleurs. Comme de toute l’Europe, au fond. Car comment peut-on prétendre améliorer la vie des peuples quand on ne connaît pas leur histoire, leur poésie, leurs rêves, et qu’on préfère faire des commissions qui se réunissent pendant près d’une année pour conclure que les chasses d’eau doivent faire trois litres pour le pipi, quatre pour le caca – et quand on sait qu’en Angleterre, pour le caca, c’est cinq litres, on comprend qu’ils se soient barrés. Bref.
L’Enfant qui mesurait le monde est une superbe fable, bien nécessaire en ces temps de perdition.

 *L’Enfant qui mesurait le monde, de Metin Arditi. Éditions Grasset. En librairie depuis le 24 août et sur Kindle où le l’ai lu – à Menemsha, Massachussets, sur la plage où Spielberg a tourné Jaws.

Lire Sophie B.

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Rentrée littéraire 2016. Il est beaucoup question de poules, poulets et poulettes dans le nouveau roman de Sophie Bassignac.Les gallinacées ont des prénoms, Bella Vista, Finoreille, Pepita Lemon « cuisinée comme une offrande et en croûte de sel » (page 32) et Jung ran (mangée page 33).
Et les humaines ne sont pas en reste : Henriette (quatre-vingt trois ans), Suzanne, Catherine (reine de la lingerie), Barbara (romancière méconnue), Isabelle (héroïne et nymphomane) et Noémie (apprentie sainte).
Depuis toujours, mais surtout depuis Un jardin extraordinaire et Comédie Musicale, Sophie Bassignac nous a habitué à son univers de familles de doux-dingue. On pensera ici, avec la rencontre des Pettigrew et des Réveillon, à celle, explosive, des Vanderhof et des Kriby dans Vous ne l’emporterez pas avec vous du toujours très regretté Frank Capra.
On frôlera également les rives de l’humour « so british » d’un Jerome K. Jerome ou d’un Woodhouse.
Séduire Isabelle A. lorgne délicieusement vers la comédie de mœurs, celle qui épingle, gratte, et dérange les conventions familiales, le grand thème récurrent chez Bassignac, comme si, au travers de son militantisme pour faire accepter à la bourgeoisie de province, une autre vision du monde et des êtres, un droit à l’excentricité, « j’ai appris qu’il fallait parfumer les poules pour les protéger de la violence de leurs congénères. J’ai découvert qu’on pouvait faire de la poésie avec des culottes gainantes » (page 215), elle se battait pour ce droit fondamental au bonheur, à la sexualité joyeuse, et finalement cette chose qui semble lui tenir à cœur : être une femme qui peut, dans une famille tellement convenue, se réaliser en écrivant des romans.
Ne fait-elle pas dire à Pierre Réveillon, son héros, page 214 : « Je viens d’un monde où tout est à sa place » ?
Avec ce nouveau livre, elle vole dans les plumes bien rangées des bien-pensants, et ça fait rudement du bien.

*Séduire Isabelle A., de Sophie Bassignac. Éditions Lattès. En librairie depuis le 31 août 2016.

Reza in Babylone.

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D’Amérique, toujours. Dans le jouissif Babylone*, l’héroïne est fan de ce livre de Robert Frank, « (…) le livre le plus triste de la terre. Des morts, des pompes à essence, des gens seuls en chapeau de cow-boy  » écrit-elle. Ce matin, au General Store de Chilmark, j’ai vu des gens rire, des gens heureux. Bref.
Rentrée littéraire 2016. Le hasard fait drôlement les choses. Après la crudité de Jablonka (voir ci-dessous) qui narrait un vrai crime, voici la douceur de Reza qui raconte un faux crime. Celui de Jean-Lino, le voisin du dessus, attifé, blouson Zara moulant, mèche peroxydée qui lui recouvre le crâne d’œuf (sauf par grand vent), lunettes à montures jaunes, un étranglement de nuit, presqu’un baiser dans le cou.
Elizabeth, soixante ans, épouse de Pierre, ingénieur-brevets à l’Institut pasteur, invite des amis ce soir-là, dont le fameux Jean-Lino et sa compagne Lydie, chevelure orange, une gentille fille, portée sur les médecines douces, le bio et l’amour des animaux.
Cette soirée est un bijou de mots, comme l’étaient les scènes de Blake Edwards et quelques-unes des monstres italiens. Les invités n’ont pas grand chose à se dire et dans les silences tout est dit. Le mépris, la vacuité, la solitude. Et voilà notre Jean-Lino qui veut faire rire, qui raconte une scène désopilante dans un restaurant où Lydie, avant de commander un poulet tenait à savoir si ledit poulet avait eu une vie de poulet, s’il avant mangé des graines, dehors, au bon air, s’il avait volé dans un arbre. Ç’en est trop. Lydie, blessée, rentre chez elle (à l’étage du dessus). S’ensuit une scène avec Jean-Lino. On parle à nouveau poulet. Puis chat. Et il l’étrangle.
La douceur tragi-comique du livre commence là, lorsqu’il sonne chez Elizabeth à 3 heures du matin et lui demande de l’aider à se débarrasser du corps.
Reza nous fait alors les témoins privilégiés d’une amitié indicible, de deux magnifiques solitudes au firmament de l’humanité. Après la monstruosité de Meilhon, la naïveté de Jean-Lino est presqu’un bonheur.

*Babylone, de Yasmina Reza. Éditions Flammarion. Prix Renaudot 2016. En librairie depuis le 31 août et sur Kindle, où je l’ai lu chez Les Americans.

Quarante-quatre coups de couteau, entre autres.

Des États-Unis, où la littérature policière nous a offert des portrait inoubliables d’assassins, de serial killers et autres mad dogs, Ivan Jablonka nous rappelle, comme un Truman Capote en son temps, que la réalité est parfois absolument terrifiante.
Rentrée littéraire 2016. On se souvient tous de Laëtitia Perrais, dix-huit ans, kidnappée par Tony Meilhon, trente-deux ans, dans la nuit du 18 au 19 janvier 2011, à 50 mètres de chez elle, lardée de quarante-quatre coups de couteau, étranglée, démembrée, disséminée dans les décors glauques du coin, et dont on mettra douze jour à retrouver l’ensemble des morceaux – le buste en dernier. Meilhon prendra perpétuité (ce qui veut dire vingt-deux ans incompressible) et Sarkozy s’en prendra aux Juges avec son hystérie defunesienne habituelle. Fin.
Laëtitia ou la fin des hommes* est un livre troublant sur les filles et les femmes. Sur les violences dont elles sont victimes, dans le silence, l’indifférence ; dans ce quart-monde triste et irréel qui, mine de rien, pousse toujours plus, à quelques kilomètres de nos belles villes françaises, de nos centres richement piétonnisés, comme du chiendent, comme une boue.
Un livre triste et irréel lui aussi, parce que l’improbable conjugaison au présent qui tente de dire l’indicible, d’apercevoir l’invisible, possède une langueur désespérante. Ivan Jablonka, en sociologue, en historien, en véritable écrivain quoi, tente de reconstituer. De montrer. De nommer. Et cette tentative est terrible puisque seuls Laëtitia (jusqu’à un certain point) et Meilhon connaissent la vérité.
Il l’aurait forcée à lui pratiquer une fellation. Elle l’aurait interrompue. Elle l’aurait menacée de porter plainte pour viol. Il l’aurait poursuivie avec sa 106 volée, elle sur son scooter. Il l’aurait renversée, à cinquante mètres de chez elle, de la vie. Elle aurait été encore vivante lorsqu’il l’aurait mis dans son coffre. Il l’aurait étranglé, poignardée, découpée alors qu’elle était allongée sur le ventre.
Mettez tout cela au présent, vous verrez ce que je veux dire.
Laëtitia ou la fin des hommes est un livre important. Un récit glacial sur la fabrique d’un crime. Un reportage saisissant sur ces adolescentes baladées de familles d’accueil en tripotages sexuels mais qui continuent à croire à la bonté des hommes.
Je me souviens, petit, avoir vu le film Barabbas, avec Anthony Quinn, et même si je savais qu’à la fin la foule demanderait à ce qu’on crucifie Jésus, je ne pouvais m’empêcher de rêver que ce soit le nom de Barabbas qu’elle crie.
En lisant le livre de Jablonka, j’ai eu le même rêve.
Mais il n’y a rien à faire. Laëtitia est morte. Il y a des livres qui ne sauvent pas leurs héros. Ce sont les plus durs.

*Laëtitia ou la fin des hommes, de Ivan Jablonka. Éditions du Seuil. Prix littéraire « Le Monde ». Prix Médicis 2016. En librairie depuis le 25 août et en Kindle sur lequel je l’ai lu, à New York.

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Voyage, voyage.

De nouveau aux États-Unis pour quelques semaines. New York d’abord – évidemment. De là, un bref saut en train à Tarrytown où Dan Barber a créé Blue Hill (Stone Barns). C’est son interview dans Chef’s at Table, diffusé sur Netflix, qui nous a donné envie de découvrir si ce qu’il mettait dans ses assiettes était aussi bon que ses rêves.

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À gauche la petite gare de Tarrytown (comté de Westchester, dans l’État de New York). À droite, vous connaissez.

Surtout, ne l’oubliez pas.

Niels Labuzan

Rentrée littéraire 2016.
Cartographie de l’oubli, (magnifique premier roman) de Niels Labuzan. Éditions Lattès. En librairie depuis le 24 août.

Tilt.

Sophie Adriansen

Rentrée littéraire 2016. Sophie Adriansen a un immense appétit de mots. Non contente de tenir depuis dix ans un blog sur les livres des autres, elle a commencé à écrire ses propres livres en 2010 et, depuis, en a produit dix-neuf (quatre romans, six « non-fiction » et neuf livres jeunesse). Comme elle n’osera sans doute pas chroniquer elle-même son dernier roman, je m’en charge avec plaisir.
Le Syndrome de la vitre étoilée* qui doit son titre aux vitre étoilées des flippers sur lesquelles les joueurs frustrés ont frappé, comme on frappe j’imagine une table ou un mur parce que rien ne se déroule comme on le voudrait, « Le Syndrome de la vitre étoilée » donc, tient davantage du journal que du roman, et c’est tant mieux.
Comme dans tout journal qui se respecte, il y a des citations, des extraits de magazines, de livres, de chansons, des carnets roses, des quizz, des tests, des listes d’expressions, des pensées brèves, des pensées longues, des souvenirs, et du présent.
Et c’est dans son présent que le livre est touchant, là où il raconte le parcours tour à tour drôle, amer et cruel, d’une trentenaire en mal d’enfant, et que son amoureux ne peut honorer pour cause d’une semence fertile à 6% seulement (page 24). S’ensuivent plusieurs inséminations, toutes stériles, quelques rêves envolés, des soirées tristes, des baby shower chez les autres, et une vie à deux finalement écourtée, faute d’une réalité plus grande que vous.
Ici, l’absence d’enfant révèle l’absence d’amour mais au bout de ce périple, la narratrice aura accouché d’elle-même : une femme vivante, joyeuse et libre.
Et ça, ça fait tilt.

*Le Syndrome de la vitre étoilée, de Sophie Adriansen. Éditions Fleuve. En librairie depuis le 25 août 2016.

Les simples prétextes du bonheur.

Nahal Tajadod

Rentrée littéraire 2016. Les simples prétextes du bonheur est un vers emprunté à un poème de Forough Farrokhzad, l’une des premières poétesses iraniennes contemporaine à oser s’exprimer en tant que femme. Et c’est bien un magnifique portrait de femme que nous offre Nahal Tajadod avec son dernier livre* : l’histoire de Cécile Renan, riche et superbe – superbe, qui, selon l’auteur, définit ce qui « atteint l’un des plus haut degré de la perfection ».
Et si son personnage possède tout, absolument tout, il lui manque l’essentiel : ce petit bonheur, justement, qui bouleverse une vie et lui confère sa plus belle saveur – sa superbe raison d’être.
Ce bonheur-là, c’est la quête du livre.
Le point de départ : une épicerie iranienne au cœur de Paris, « à quinze minutes de la maison Chanel » (page 37).
La rencontre de ces deux mondes est une pièce d’orfèvrerie.
Mais comme Nahal Tajadod (née à Téhéran) est très loin de ces marchands de bonheurs à deux balles qu’on trouve à profusion dans les vitrines des librairies, c’est du côté du conte, de la poésie et finalement du fabuleux qu’elle va nous entraîner.
Il y a quelque chose de la bande des Valeureux d’Albert Cohen dans ses personnages : Kamal l’épicier, Arash, le médecin malgré lui, Jahed, la marathonienne qui court (enfin) à 4,3 km/h, et un mystérieux médecin perse qui soigne avec des bonbons au miel et à l’eau de rose ; des humanités magnifiques comme on n’en croise plus que dans les bons livres, ces personnages qui nous manquent singulièrement dans la vraie vie. Il y a des parfums, des épices et des rêves, dans ce roman. On y fait un voyage qui nous change à jamais et nous emporte dans l’immensité de nous-même.
Cette boule au ventre, ce nodule au sternum exactement (page 378), qui compresse la poitrine du personnage de Céline, c’est finalement notre inaptitude au bonheur qui se rappelle à nous.
Le grand talent de ce livre, outre une écriture virevoltante, ronde, riche comme un conte persan, et souvent tellement drôle, est de nous donner furieusement envie de nous rencontrer nous-mêmes. Ce qui est la seule façon de nous reconquérir.

*Les simples prétextes du bonheur, de Nahal Tajadod. Éditions Lattès. En librairie le 24 août 2016.