Archive | septembre, 2020

La Bible selon Hanya Yanagihara.

1122 pages*. L’équivalent d’une demi Bible. Justement. Dans cet énorme pavé de Hanya Yanagihara (dont c’est le deuxième roman, flopée de Prix) il est question de quatre amis. Willem, acteur. Belle gueule. JB, peintre. Haïtien. Un genre de Basquiat. Malcolm, architecte qui attend son heure de gloire. Et Jude. Le mystérieux Jude. C’est autour de lui, de son mystère, de ses souffrances que gravite le monde des autres. Je n’aurais pas la prétention de vous résumer ce pavé en quelques lignes. Juste vous dire comment je l’ai lu. Et du coup, trouvé passionnément iconoclaste. Donc. Je me souviens avoir vu enfant un tableau de crucifixion surmonté d’un panneau sur lequel on pouvait lire Jude. (Depuis, il semble que l’Église ait préféré les initiales INRI pour « Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum », autrement dit « Jésus le Nazôréen, roi des Juifs », plus chic). Là où ma lecture m’est devenue captivante, c’est que j’ai lu le personnage de Jude comme étant une sorte de Christ, dont la souffrance, les automutilations, le mystère, les fractures, les ombres, l’enfance fracassée, les passages horribles, étaient une métaphore de celle de celui de la Bible. Vous me suivez ? Et que ses trois amis, d’une certaine façon, étaient ses apôtres. Le tout dans le New-York d’aujourd’hui, enfin, d’avant le Covid-19. Donc, ce livre qui en a épuisé certains, m’est apparu comme une lecture hallucinée de ce type dont la légende a bouleversé le monde il y a 2020 ans et dont on pouvait se demander s’il lui aurait été possible d’avoir Une vie comme les autres. Maintenant, je me suis peut-être complètement gouré. Et c’est ça qui est épatant avec les livres. Celui qui le lit qui en fait quelque chose d’unique.

* Une vie comme les autres, de Hanya Yanagihara. Traduction de Emmanuelle Ertel. (Pour le fun, et en se référant à la grille tarifaire de l’ATLF de 2012, à 20 euros en moyenne la page, cela fait une traduction à 22.400 euros). Édition Buchet-Chastel (2018). Livre de Poche (2019).

Tiné airlines.

Le toujours regretté Michel Audiard disait « aimer les fêlés parce qu’ils laissent passer la lumière » et c’est cet amour qu’on retrouve dans le nouveau roman de Caroline Tiné, Tomber du ciel*, tout comme il était déjà présent dans son précédent livre**. C’est qu’elle les aime, les froissés, ébréchés, cassés, fracassés de la vie. Les voici à bord d’un Airbus A 380, le temps d’un Paris-Singapour. Une ex-hôtesse qui fuit une terrible histoire d’amour, un vieil homme qui s’échappe de celui qu’il était, roublard, manipulateur, une fausse rousse qui se dirige vers une nouvelle vie, une gamine Asperger qui a trop les pieds sur terre, un pilote qui voudrait rester toujours à bord de cet avion dont l’exploitation s’arrête, tous quittent quelque chose pour autre chose, un rêve, une rédemption, un apaisement, mais voilà qu’au dessus de l’Iran, de la Mer Noire, l’avion traverse une grosse zone de turbulences. À l’image de ce qui nous arrive parfois dans la vie. Tomber du ciel est une très belle métaphore des anges déchus que nous sommes à qui il va être donné de pouvoir voler de nouveau. Bon voyage à tous !

*Tomber du ciel, de Caroline Tiné. Éditions Presses de la Cité. En librairie le 17 septembre 2020 (et dans tous les aéroports).
**Le Fil de Yo. Editons Lattès (2015).

Ceci est une rumeur.

Voici la nouvelle livraison de l’ami Frank Andriat, l’auteur qui écrit plus vite que je n’ai le temps de lire – déjà plus de cent livres à son actif, en plus d’un (ex-)métier chronophage de prof, mais c’est justement lorsqu’il se nourrit de cette vie d’enseignant qu’il est, pour moi, le plus brillant. Le plus efficace. Et à la fois le plus compassionnel. Il est alors capable de mettre à jour, comme personne, les malaises, les douleurs et les silences adolescents.
Dans ce Rumeurs, tu meurs !  (rumeur-tumeur) qui met en scène le harcèlement d’une élève de 16 ans (Alice) par un couple diabolique du même âge (Lena et Javier), Frank décortique, comme on autopsie, la glissade qui part d’un mot ou d’un regard de travers et finit dans la plus sinistre fange. L’ultime violence. Celle qui mène l’autre au dégoût de lui-même. Le tour de force de Rumeurs, tu meurs !  est d’être parvenu à contenir dans un huis-clos étouffant une histoire affreusement publique (du fait de l’exhibitionnisme effarant des réseaux sociaux). C’est dans la poudrière irrespirable de cette confrontation entre Alice et Lena-Javier que volent les mots, comme des poussières dans la lumière. Les mots qui tuent. Littéralement.
À l’arrivée un texte important à mettre entre les mains de tous les ados qui ont un compte Facebook, Instagram ou autre. Et surtout de leurs parents. Parce que si les mots tuent, ils sauvent aussi.

*Rumeurs, tu meurs ! de Frank Andriat. Éditions Mijade. Sortie le 10 septembre 2020.

Les chutes aussi sont belles.

Rentrée littéraire 2020. Voici un roman* pas tout à fait comme les autres puisqu’il tient également du reportage, du documentaire, de l’enquête et bien sûr du romanesque. Pas étonnant quand on sait que son excellent auteur est aussi un excellent journaliste et qu’il réunit ces deux excellences dans un texte d’une impérieuse humanité en ces temps de haine de l’autre. Kateb, le narrateur, est recueilleur de paroles. Ainsi écoute-t-il les autres, ces funambules de la vie qui, à un moment où à un autre, ont dérapé, glissé, chuté.. Et les bénévoles qui les aident. Il recueille leurs histoires pour qu’elles ne s’évanouissent pas dans le bruit du monde. Témoigner que chaque vie, même si on en est tombé, mérite la grâce d’un livre.
Dans Les funambules, Kateb suit les routes cabossées des uns et des autres, tous inoubliables, tout à la recherche de celle qu’il a profondément aimée. Mais ratée. Nadia. Son fantôme. Et plus il s’avance dans le cœur des autres, plus il s’approche d’elle. Plus on tremble avec lui. Plus on se sent vivant avec lui. Là est le grand tour de force de Mohammed Aïssaoui : nous démontrer qu’aimer une seule personne c’est aimer le monde entier. Et prendre le risque de le sauver.
Et puis, en filigrane de ces rencontres, de ces voyages dans les existences des autres, reviennent comme des petites cartes postales quelques souvenirs d’enfance. Du pays quitté à neuf ans. Du goût des abricots. Et d’Hanabella, la mère magnifique. Cette femme qui ne sait ni écrire ni lire et donne à son fils ce prénom de Kateb qui  justement signifie écrire.
Écris nous. Écris le monde, mon fils. Écris la beauté de chacun. Écris la beauté de l’autre, semble-t-elle dire.
C’est ce que votre fils vient de faire, Hanabella. Et de la plus éblouissante des façons.

*Les funambules, de Mohammed Aïssaoui. Éditions Gallimard. En librairie le 3 septembre 2020. Sur la première liste du Renaudot et du Goncourt 2020.