Archive | mai, 2021

Une archéologie du deuil.

Je connaissais Jonathan Zaccaï en Raymond Sisteron, analyste de la DGSE dans Le Bureau des légendes et en Juge Vannier dans Fleur de Tonnerre, le voici en primo-romancier dans Ma femme écrit*, de Jonathan Zaccaï. Dans ce roman ( ?) à l’encre d’une incroyable énergie, le jeune romancier met en scène un apprenti romancier qui tente d’écrire sur sa mère après la disparition de celle-ci mais, comme dans Shinning (au passage, un passage bien allumé dans le livre), Zaccaï ne parvient qu’à écrire une seule phrase, une obsession : « Il n’y a plus qu’elle », tandis que sa femme, de son côté achève un scénario sur le même sujet. Il n’en faut pas plus pour que notre romancier se sente dépossédé, pillé même de son trésor. Sa mère. Il pète un plomb. Le plomb fondu prend la forme de fantômes de cimetière et d’amant de sa femme, de Catherine Deneuve et de Park Chan-wook qu’il croise dans des scènes bien allumées, fantasques en diable. Mais une fois soufflés les grains de sable des mots et des farces, on découvre l’objet même de ce livre. La mère. Le fantôme de la sienne (je suppose), Sarah Kaliski, peintre, décédée en 2010, emportant avec elle ses fureurs et ses chagrins, la guerre, le père déporté à Auschwitz, et on assiste alors à la naissance d’un fils (probablement l’une des choses les plus difficiles), à cette relation tortueuse et précieuse entre eux et surtout, à cet endroit précis du roman, à l’éclosion d’un romancier. Et ça, c’est toujours bouleversant.

*Ma femme écrit, de Jonathan Zaccaï. Éditions Grasset. En librairie depuis le 10 février 2021.

Rareté.

Voici un livre rare*. Rare car je ne suis pas certain que vous le trouviez en pile en haut d’un escalator de la Fnac ou en vitrine chez votre librairie. Rare encore parce que c’est un livre qui défie les livres, réinvente le récit et atomise l’écriture. Plus rare encore car c’est le livre d’un artiste-peintre, Bleue Roy, et on sait depuis l’étonnant livre de Garouste** que lorsqu’un peintre quitte le pinceau pour la plume c’est qu’il y a urgence. 
Voici donc Inverso, le roman rare de Bleue Roy. Un livre dans lequel on entre comme dans une expo, où chaque chapitre se lit comme on regarde un tableau et, comme chez tous les grands artistes, il y a toujours quelque chose à découvrir derrière les choses. Ainsi le héros, géant transsexuel brésilien, à la recherche de sa mère ne nous raconte (ne nous montre) surtout pas sa transsexualité brésilienne mais son cœur d’enfant dans un corps de monstre et à ce titre frôle la poésie sublime qu’on retrouvait dans la chanson d’Higelin, L comme Beauté, qui s’achevait ainsi : Tu es la beauté que j’adore/Car elle m’a appris à aimer/Et à comprendre la laideur/Qui est le miroir/Où je peux contempler/Ma vérité.
Et toucher à cette grâce, c’est rarissime. C’est ce que frôle cet Inverso et ça vaut le frisson.

*Inverso, de Bleue Roy. Les fous guident les aveugles, Éditeur. Au monde depuis le 15 juin 2015.
**L’Intranquille, Autoportrait d’un fils, d’un peintre, d’un fou, de Gérard Garouste. Au Livre de Poche depuis le 5 octobre 2011.

Un collier de mots.

Si on trouve parfois une perle dans une huître, on en trouve aussi sous la couverture d’un livre. Ainsi ce Parce que les fleurs sont blanches* (qui n’est sans doute pas le meilleur titre du monde) recèle un bijou. 
Un père (la mère est partie il y a longtemps, sans doute en Italie) et ses trois fils dans une petite voiture couleur « morve », un carrefour, une priorité à droite que le père ne voit pas parce qu’il regarde avec ses garçons la couleur des fleurs. C’est l’accident. Les traces dans la chair de chacun. Davantage encore dans l’un des fils. 
Je ne veux vraiment pas vous en dire plus, parce que le livre est court, parce que le résumé de la quatrième en dévoile déjà beaucoup, parce que vous imagineriez que c’est une histoire triste alors que ce n’est qu’une histoire belle, d’une perfection à la Mulligan, et que son auteur, néerlandais, a une façon d’écrire le silence, l’obscurité et la lumière, digne d’un poète ou même de certains compositeurs (je pense à Arvo Pärt), car ici chaque mot est une note. Une beauté. Une vraie perle.

*Parce que les fleurs sont blanches, de Gerbrand Bakker. Chez Grasset, coll. Les Lettres d’Ancre. En librairie depuis le 15 janvier 2021.

Et si les amours impossibles étaient les plus beaux ?

Sur la route de Madison. Madame Butterfly. Ethan Frome. La Lettre écarlate… On rêve à chaque fois que les amants trouvent leur île et puis non, c’est un mirage. Un naufrage. C’est à cette famille terrible des amours impossible qu’appartient la très belle nouvelle pièce de théâtre* de Carine Marret qui met en scène Napoléon et Joséphine. 
Dans leurs correspondances, le premier écrivait : « J’ai perdu l’espérance d’avoir des enfants de mon mariage avec ma bien-aimée épouse l’Impératrice Joséphine ; c’est ce qui me porte à sacrifier les plus douces affections de mon cœur, à n’écouter que le bien de l’État, et à vouloir la dissolution de notre mariage », à quoi l’amoureuse avait répondu : « La dissolution de mon mariage ne changera rien aux sentiments de mon cœur : l’empereur aura toujours en moi sa meilleure amie. Je sais combien cet acte commandé par la politique et par de si grands intérêts a froissé son cœur ; mais l’un et l’autre nous sommes glorieux du sacrifice que nous faisons au bien de la patrie ». Et voilà que Carine nous raconte en deux actes virtuoses l’apogée et la chute de leur furiosité amoureuse ; le premier, le 29 novembre 1804, trois jours avant le Sacre, le second, le 30 novembre 1809, quinze jours avant leur divorce. Napoléon et Joséphine, un amour impérial est le huis-clos de l’intime et de la passion, un fascinant ping-pong amoureux où la raison d’État va finir par l’emporter sur celle de l’adoration. C’est tragique. C’est magnifique. C’est à lire en attendant d’être vu sur scène et s’il vous plaît, si vous connaissez un bon metteur en scène, offrez-lui le texte sans tarder.

* Napoléon et Joséphine, un amour impérial, théâtre, de Carine Marret, aux Éditions du Cerf. En librairie depuis mais 2021.

Thelma, Louise et Sophie.

Revoici Sophie Henrionnet dont j’avais adoré la noirceur de Vous reprendrez bien un dessertet la mélancolie de Sur les balcons du ciel2, dans un texteque son attachée de presse qualifie cette fois de « roman mené tambour battant, entre Thelma et Louise et Vol au-dessus d’un nid de coucou » — elle a le sens de la formule, la dame, car ainsi, on devine tout de suite qu’il s’agit d’une histoire d’enfermement et d’évasion (ou vice-versa). Enfermement dans un « institut de repos » où se détend Mathilde, 40 ans, après quelques drames dont je ne peux évidemment rien dire. Et évasion, probablement avec une autre (la fameuse référence à Thelma et Louise) ; rejet de l’insupportable quotidien, poursuite du bonheur et tutti quanti. Mais le plus épatant dans la formule suscitée de la dame, c’est ce « tambour battant ». En effet, après quelques romans déjà fort efficaces, Sophie atteint ici la maturité de son écriture particulière et si talentueuse, faite de phrases qui cognent, qui en côtoient qui font sourire, d’autres qui donnent des envies d’envols, d’autres encore au parfum suranné d’Audiard, exemple, page 47, « Entre vous et moi, il ne randonnait pas non plus dans des sommets d’inquiétude », d’autres enfin écrites va comme je te pousse, va comme on cause ; et c’est cet audacieux mélange littéraire qui donne à ce roman de genre sa musique qu’on sifflote longtemps encore après l’avoir refermé, nostalgiques que nous sommes de cette Thelma ou Louise que nous chérissons tous.

1.Vous reprendrez bien un dessert, Sophie Henrionnet. Éditions Daphnis et Chloé, 2015.
2.Sur les balcons du ciel. Éditions du Rocher, 2020. À propos de ce livre, Virginie Grimaldi a déclaré : « Ce roman est un bijou. Ne passez pas à côté. »
3.Plus immortelle que moi. Éditions du Rocher. En librairie le 5 mai 2021.

Vite, attrapez un colibri.

« Un chef d’œuvre d’une beauté absolue » a écrit le Corriere della Sera à propos du Colibri*, ce à quoi, Il Folglio, le quotidien milanais, a ajouté : « Le nouveau roman de Sandro Veronesi est arrivé et il nous sauve la vie ». Difficile de passer après de tels mots. 
Le colibri, c’est le surnom donné à Marco Carrera, le personnage principal de cet incroyable roman, car, comme l’oiseau, il dépense toute son énergie à voler pour rester sur place, à s’arrêter dans le monde et dans le temps et parfois même à retrouver le temps perdu. Ce n’est même pas moi qui le dit, c’est Luisa, son amoureuse inaccessible, qui tiendrait davantage de l’hirondelle tant ses coups d’ailes à elle l’emportent loin du présent, loin de Marco et dont la distance qui les sépare permet à chacun de faire une vie sans l’autre. Quelle bouleversante idée que cet amour d’une vie qui se croise dans jamais se heurter.
Le colibri, c’est la fantastique saga d’un homme dans le monde, dans son couple, sa paternité, son métier, ses amitiés. Un homme attachant et détaché à la fois. Une sorte de héros comme on ne l’imaginait plus. 
Et comme un bonheur ne vient jamais seul (comme les emmerdes d’ailleurs), Sandro Veronesi s’en donne à cœur joie dans l’écriture, la construction et le style de ce roman unique et tellement jubilatoire. Ici se croisent la tragédie et la passion, la mort et la joie, l’humour et l’amour. Quel bonheur de lecteur.
Je ne sais pas si c’est un « chef d’œuvre d’une beauté absolue », ce genre de mots s’usent vite, mais c’est assurément l’un des meilleurs bouquins que j’ai lus depuis longtemps.

*Le colibri, de Sandro Veronesi, magnifiquement bien traduit par Dominique Vittoz. Éditions Grasset. En librairie depuis le 13 janvier 2021. Prix du Livre étranger 2021.

Cher Xabi Molia,

C’est une femme tout à fait charmante qui m’a fait la joie de m’offrir votre dernier roman, Des jours sauvages* et, partant, donné envie de vous connaître un peu, moi l’impénitent sauvage qui ne vous savais pas. Ainsi votre prénom signifie Xavier en basque. Vous avez grandi à Bayonne. Étudié au Lycée français de Londres. Henri IV. Puis Normale Sup. Vous avez réalisé 3 courts métrages, 3 longs métrages et publié 10 livres, dont celui-ci. Mais surtout vous n’avez que 42 ans. Veinard. Imaginez donc ma joie à me plonger dans votre roman, d’autant que la quatrième, fort bien troussée, fait écho à la petite tragédie mondiale du moment et promet une aventure digne du remarquable Cast Away de Zemeckis ou de l’impressionnant chef d’œuvre de William Golding. 
J’ai donc suivi vos très nombreux Robinson sur leur île. J’ai assisté à la guerre des deux clans. Les partants. Les restants. J’ai observé les trahisons. Vu les corps s’amoindrir. La fatigue creuser les joues. Et puis j’ai du prendre ma machette pour me faire un chemin dans la forêt touffue de vos mots. Je me suis perdu sur quelques sentiers. Je n’ai jamais vu le ciel. Pas senti le sel de la mer. J’ai écouté battre les cœurs. En vain. Je devenais sourd. J’étouffais. Je ne voyais plus clair. Et à la page 135, j’ai reposé votre livre en me demandant pourquoi je n’arrivais pas à rester dedans (quel idiot, ai-je pensé de moi car j’en étais à exactement la moitié et on n’abandonne pas à la moitié d’un chemin). Ce n’est pas à cause votre histoire, elle est épatante. Pas de votre écriture, elle est puissante. Peut-être est-ce le contexte du monde d’aujourd’hui. Le confinement, l’étouffement – une île est aussi une prison. J’avais envie d’évasions, je crois. D’avoir peur pour vos personnages. De les aimer. De trembler. D’être l’un d’eux. Et puis non. Je ne les ressentais pas. Alors j’ai posé votre livre, là. Il reste ouvert à la page 135. J’attends un jour meilleur pour le reprendre, je vous le promets. Un jour de liberté.

*Des jours sauvages, de Xabi Molia. Éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie. En librairie depuis le 20 août 2020.