Invité #21. Jean-Marie Bénard.

J’ai rencontré Jean-Marie au milieu des années 80. Il conduisait une 205 GTI 1,6 noire. Il portait déjà ces belles flanelles, ces beaux velours et ces chaussures qui font l’allure d’un élégant – tendance anglo-saxonne. Il avait déjà du goût (il ne l’a jamais perdu), il était déjà drogué aux Rolling Stones (il n’ira jamais en désintoxication), il aimait déjà le cinéma (sa première interview publiée fut celle qu’il fit de Paul Schrader, à Hollywood, son premier film est ici, le suivant, il ne l’aime pas) il avait déjà une immense tendresse pour les autres, savait renifler le talent et surtout l’amplifier. Il devint donc producteur de films publicitaires, et c’est avec lui que j’obtins, en 1989, mon premier Lion d’Or à Cannes, pour les bonbons Lutti. Il fut surtout l’un des premiers à me pousser à écrire. Puis, comme le chantait Jeanne Moreau, On s’est connus, on s’est reconnus/On s’est perdus de vue, on s’est r’perdus d’vue. Lorsque nous nous sommes retrouvés, il avait vécu de quoi écrire plus d’un (beau) livre. Un jour, il écrira la vie, je le sais. Pour l’instant il préfère la vivre. Et il a cent fois raison.
Je lui ai demandé ne nous présenter l’un de ses coups de cœur. Le voici*.

Depardieu

« Lorsque j’étais producteur de films publicitaires, je travaillais régulièrement avec un directeur de la photo qui s’appelle Peter Suschitzky. Nous avions noué des liens d’amitié. Lors d’un voyage à New York, j’apprends qu’il est en tournage à quelques kilomètres de l’endroit où je me trouve. Nous prenons rendez-vous pour déjeuner au studio où, depuis déjà deux mois, Peter fait la lumière d’un long-métrage d’Ulu Grosbard, Falling in Love, avec De Niro et Meryl Streep. J’arrive sur le plateau. Meryl Streep est là ; belle, sympathique, accessible. Nous échangeons quelques mots de courtoisie, puis Peter et moi partons déjeuner. La conversation s’oriente bien entendu vers le tournage, et je ne peux m’empêcher de lui poser la question qui me brûle les lèvres depuis que je sais qu’il tourne avec celui qui est déjà un monstre sacré :
– Alors ? De Niro ? Raconte ?
– Je ne peux rien te dire, me répond Peter.
– J’admire ta discrétion…
– Ce n’est pas ça. Je ne sais rien de lui.
– Tu tournes avec lui depuis deux mois, et tu ne le connais pas ?
– Je n’ai pas la moindre idée de qui est ce monsieur.
Un comédien, c’est ça. C’est quelqu’un qu’on fréquente si régulièrement, au cinéma, au théâtre, à la télévision, et parfois dans la vie, qu’on croit le connaître, alors qu’en réalité on ne sait rien de lui. C’est quelqu’un qui incarne des personnages, non pas pour être vu, mais au contraire pour se cacher. Et le paradoxe moderne du comédien, celui que Diderot n’avait pas vu venir parce qu’il ne pouvait pas prévoir la croissance exponentielle des moyens de diffusion de la fiction sous toutes ses formes, c’est que plus un acteur incarne de personnages, plus il s’affiche sous des masques divers, moins on a de chances de savoir qui il est.
Quand il s’agit d’un comédien boulimique comme Gérard Depardieu, les pistes sont carrément brouillées. Qui est Gérard Depardieu ? Au-delà de l’homme public, de celui dont les portraits et les interviews donnent une image souvent floue, voire contradictoire, au-delà du provocateur démesuré qu’il est devenu, il y a un homme, forcément. Un homme qu’on peut aimer ou haïr, mais un homme qu’on ne peut pas ignorer si, comme moi, on aime le cinéma en général et les films dans lesquels il a tourné en particulier. Alors un jour, quelqu’un en qui vous avez confiance vous recommande un livre publié en 1988 aux Éditions Jean–Claude Lattès : « Lettres Volées ».
L’Être Volé.
D’entrée, vous êtes surpris. « Lettres Volées », c’est beaucoup plus intime qu’un journal intime. C’est un livre dans lequel Depardieu a choisi de ne plus se cacher – ou plutôt de jouer à cache-cache avec son lecteur pour, in fine, se dévoiler. C’est, comme son titre l’indique, un recueil de lettres courtes que Depardieu a écrites aux gens qu’il admire – ou qu’il déteste. On trouve de tout, dans ces lettres. On y trouve, bien entendu, des anecdotes de cinéma. Mais aussi une lettre à Marco Ferreri, qui m’a fait découvrir un Depardieu acerbe, rageur, et polémiste de haut vol, et que je déguste mot à mot, parce que je n’aime pas le cinéma de Ferreri (« Tu es persuadé d’être quelqu’un de sulfureux parce que tu bouscules, tu déranges les idées reçues du monde. Mais le monde, il s’en fout, il n’en a rien à cirer de ton soufre.« ) Mais aussi une lettre tendre à Catherine Deneuve (« Un jour, dans une interview, j’ai déclaré que « tu étais l’homme que je voudrais être »).
Généreux, Depardieu écrit à tout le monde. À sa mère, à son père, au Président de la République, à la Nature. Il écrit même à l’argent. Quand je le lis, je l’entends. C’est donné à peu d’écrivains : les meilleurs d’entre eux sont lus ; très peu sont entendus.
La lettre dans laquelle Depardieu se dévoile le plus, celle où il se livre totalement, dans une sincérité qui frôle en permanence la crudité sans jamais provoquer une sensation de voyeurisme, c’est la lettre posthume à Patrick Dewaere : « Ton suicide fut une longue et douloureuse maladie. Quand j’ai su que c’était fini, je me suis dit : bah oui, quoi. Rien à dire. Je n’allais tout de même pas surjouer comme les mauvais acteurs. »
Au fond, la raison pour laquelle, quand Grégoire m’a proposé d’écrire pour son blog un texte sur un livre que j’aimais tout particulièrement, j’ai choisi celui-ci, c’est tout simplement parce qu’il est écrit sans la moindre fausse pudeur, sans chochotteries, sans détours, avec les tripes, avec les couilles, et avec le cœur, le vrai, celui qui fait tic tac dans la cage thoracique, celui qui bat plus vite quand on aime, et qui s’arrête quand l’heure a sonné.
Qui est Gérard Depardieu ? C’est à lui qu’il faut poser la question : « Je suis la vie, la vie jusque dans sa monstruosité. »

*Lettres volées, Gérard Depardieu. Editions JC Lattès (1988) et Le Livre de poche (1990).