Invité #37. Michel Persitz.

J’ai connu Michel, en fait je ne l’ai surtout pas connu, lorsqu’il faisait de la publicité. Je le savais alors excellent rédacteur. Il est devenu un directeur de création exigeant puis un réalisateur doué (sa première réalisation, « Boogie Man » pour Pioneer, obtiendra un Lion d’Or en 1984) et enfin un type viré, comme on l’a tous été dans ce métier. Je lui ai succédé à son poste en 1989 et c’est ainsi que nous ne nous sommes jamais croisés. C’est arrivé 29 ans plus tard lorsqu’un ami m’a envoyé un manuscrit « en aveugle » – il est écrit par quelqu’un que tu connais, m’a-t-il expliqué, mais comme je ne sais pas quelle relation vous avez, je ne te donne pas son nom pour ne pas influencer ta lecture. J’ai été émerveillé et bouleversé par le texte, et je ne sais pas pourquoi, quand j’ai appris que Michel en était l’auteur, cela m’a rendu heureux – revanche de types virés, peut-être. Alors j’ai tout fait pour que cette merveille existe et elle existera dès le 9 octobre, éditée par Lattès, et aura pour titre Juif de Personne. En attendant que vous la découvriez, je lui ai demandé de nous présenter l’un de ses coups de cœur. Le voici.

« J’ai lu trop de romans américains.
Les romans américains, les séries américaines, les  films américains, la musique américaine, se répandent généreusement sur la planète et poussent à une paresseuse addiction. J’ai réalisé un jour avec quelle facilité je retournais machinalement boire à la même fontaine sans faire l’effort de découvrir d’autres sources.
Ce jour-là, j’ai lâché le dernier John Irving que j’avais entre les mains –Sorry John, nothing personal ! -, j’ai fait demi-tour pour choisir un auteur contemporain russe dont je n’avais rien lu. Il y a du choix, ils sont nombreux et ils ont beaucoup de choses intéressantes à nous dire. Leur monde est un autre monde. Leur culture est une autre culture. Leurs histoires racontent d’autres histoires.
Un romancier et un livre exceptionnels m’ont attrapé, ébloui, secoué, enivré, fait fondre, mais aussi haleter et trembler. L’auteur s’appelle Vladimir Sorokine. Le livre, sans doute son chef d’œuvre, s’intitule Roman*, du nom du personnage principal. Mais « Roman » signifie également roman, en russe. Sorokine n’est pas seulement « l’enfant terrible » de la littérature russe, il est aussi un virtuose diabolique. Roman vous emporte à bride abattue dans une somptueuse Russie légendaire, villages  perdus et forêts profondes, promenades aux champignons, chevaux, calèches, isbas, moujiks, l’instituteur, le docteur, vodka glacée et bains de vapeur, bottes de cuir, robes colorées, samovars, vastes familles, lustres, bougies et fêtes étourdissantes…
Tout cela est enlevé comme dans les plus belles pages de Tourgueniev, Pouchkine, Tchekhov et Tolstoï, que Sorokine pastiche tous avec malice et à merveille. Il vous submerge d’émotions diverses dans le plus puissant, le plus fabuleux, le plus sauvage des romans d’amour russes.
On se croit dans la Russie de la fin du XIXe siècle, mais peu à peu la belle mécanique se dérègle dans ce vertigineux roman fou. Tout s’emballe, même la langue merveilleuse déraille comme un train tombe d’un pont dans la nuit.  Ce ne sont ni le beau et fringant Roman, – attention, ce jeune avocat moscovite est capable de tuer un loup avec son couteau-, ni la belle Zoïa, ni l’énigmatique Tatiana, les véritables héros du livre, mais le redoutable côté obscur de la troublante « âme slave ». Dans les dernières pages de ce roman inoubliable, c’est l’ours russe d’aujourd’hui que Sorokine fixe dans le blanc des yeux. »

*Roman. Vladimir Sorokine. Magnifiquement traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard. 608 pages. Zéro déchet. Paru en 2010 chez Verdier. 29 €. C’est cher, mais on ne regrette pas le voyage. Mon exemplaire n’est pas à vendre.