Archive | mars, 2018

Cours Phyllis, cours !

Laffite 1Après le très scénaristique et philippedebrocaïen Belleville Shanghai Express paru en 2015, revoilà Philippe Lafitte avec un texte toujours mouvementé : Celle qui s’enfuyait*, un sujet à la frontière entre un hunt (un tueur poursuit quelqu’un) et une histoire de rédemption.
Depuis quarante ans, Phyllis Marie Marvil, afro-américaine de soixante ans (« mais en fait à peine plus de quarante » – page 12), devenue auteur à succès de polars, fuit. Elle fuit jusqu’au moment où un coup de feu vient faire éclater le passé – car c’est toujours le passé qu’on cherche à tuer, il n’y avait que dans le cultissime Terminator que l’on cherchait à tuer le futur.
Dans ce roman inclassable (thriller psychologique et ode à la littérature et roman historique – les années Viêt Nam sont déjà de l’histoire –), Philippe mélange les genres, brouille joyeusement les pistes, et invente, pour notre plus grand plaisir de lecteur/spectateur, un style à la croisée d’un roman américain, d’une série télé et d’un film à la Clint Eastwood.
On l’aura compris, Philippe explore cette fois-ci les années soixante-dix, ces très sombres années américaines qui virent le racisme détruire tout un pays, fracturer davantage une société déjà blessée, enflammée, et exhume un sujet rare dans notre littérature romanesque française : l’émergence d’une ultra gauche américaine militante, active, armée. (Je me souviens que Marc Levy, en 2014, s’était emparé du sujet dans le plus sombre qu’ici et très efficace aussi Une autre idée du bonheur).
Bref, Celle qui s’enfuyait mérite que vous couriez jusqu’à la librairie la plus proche, puis rentriez, éteigniez votre téléphone et plongiez dans ses 25 chapitres comme dans les 25 épisodes d’une série addictive.

*Celle qui s’enfuyait, de Philippe Lafitte. Éditions Grasset. En librairie depuis le 7 mars 2018.

Une phrase ou deux, parfois.

T de Fombelle

Nous discutions l’autre jour, lors de l’enregistrement de l’émission « VIP » pour la chaîne KTO, Emmanuelle Dancourt et moi, et sommes vite tombés d’accord sur le fait que dans chaque livre, il y avait au moins quelque chose pour chacun. Une phrase. Un personnage. Une scène. Une couleur. Une ambiance. Un truc.
Assurément, dans le premier roman* « adulte » (sic la quatrième de couverture) de Timothée de Fombelle c’est pour moi ce passage ci (pages 45-46), magnifique : « Elle lit toute la nuit. Du soir au matin, le chignon défait sur les épaules, elle s’en va dans des vies lointaines. Impossible d’oublier ce trait de lumière sous sa porte qui m’a fait croire que lire, c’était attendre quelqu’un ».

*Neverland, de Timothée de Fombelle. Éditions L’Iconoclaste. En librairie depuis le 30 août 2017.

Un fantôme.

EliasVoici un étonnant opuscule au titre qui pourrait laisser supposer une histoire pour enfants, Tonton Lionel*, deux petits mots presque rigolos centrés sur une couverture vide mais qui, dès celle ci soulevée, fait apparaître tout autre chose, et nous voilà tout surpris alors que le titre, le vide, nous annonçaient pourtant la couleur, mais pressés que nous sommes toujours, nous n’y avions pas prêté garde.
Reprenons.
Voici l’étonnante couverture d’un opuscule qui, avant même qu’il ne soit ouvert, nous parle de vide. Nous parle d’absence. Nous parle sans doute de quelqu’un de proche.
Les deux mots, Tonton Lionel, claquent comme un cri sur une pierre tombale, à la fois violents et doux ; ils disent déjà la souffrance, la curieuse souffrance.
Celle de Jean-Claude Elias qui écrit l’absent : l’oncle jamais vu, parti dans le convoi 73, le seul qui n’alla pas à Auschwitz, mais se perdit en Lituanie ou en Estonie.
Celle d’un neveu qui suppose. Qui imagine. Qui rêve. Puisqu’on ne sait rien et qu’on ne saura jamais.
Ce qu’il y a de bouleversant dans ce très court texte, c’est qu’à vouloir parler de l’autre, on parle de soi. Du vide en soi de l’autre.
Tonton Lionel n’est jamais revenu. Il n’y a pas de corps. Juste une sépulture immensément vide.
Alors, avec l’aide de son frère Michel, qui rendit ce livre possible, Jean-Claude Elias a rempli de mots une tombe déserte, a écrit un corps, a écrit une présence, a fait revenir le disparu.
C’est ce qu’on appelle l’amour.

*Tonton Lionel, de Jean-Claude Elias, illustré de photographies. Aux éditions Terre Bleue (qui publie des livres de toute beauté).

 

Jaune. Comme étoile. Comme rire. Comme ligne.

Marc Trévidic

Ce n’est plus de terrorisme dont il est question dans ce nouveau roman, mais d’une autre violence, celle faite à l’enfance par la guerre.
Dans Le Magasin jaune*, nous suivons, de 1929 à 1942, la vie des habitants de la rue Germain-Pilon, et surtout la famille de Quinze, petite fille belle comme une photo de Doisneau, nous entendons les éclats de rire et les éclats tout courts au Coup du rouquin – le bar où échouent rêves et colères –, nous voyons les enfants qui grandissent, les couples qui dansent, jusqu’à l’ombre, sombre, moite, qui recouvre peu à peu les corps et les paupières, l’ombre de la guerre qui ne vient pas, une année entière, à demi enterré, à guetter l’arrivée des méchants, et puis ça y est. Le chaos. Le feu. Les T 38. Les Mark II. Les Panzer Mark IV. Les corps mutilés. Arrachés. Envolés. Les hommes effondrés. Et les rares, qui rentrent. En morceaux. La vie qui change à jamais. Les jouets qui ne rient plus. L’occupation. Et cette enfance, toujours, qui ne grandit plus droit. Qui a les bras trop petits pour changer le monde. Et qui, surtout, ne veut pas devenir ces adultes-là.
Marc nous offre un joli livre sur ce moment de bascule, quand l’innocence se perd dans la tragédie, ce temps de tous les possibles aussi, quand les bombes et la cruauté des hommes ne parviennent pas tout à fait à détruire notre âme d’enfant.

*Le Magasin jaune, de Marc Trévidic. Éditions Lattès. En librairie depuis le 7 mars 2018.
À noter que, dans ce torrent d’émotions, Marc parvient à conserver son formidable sens de l’humour ; ainsi, page 30 : « Finalement, on s’accorda sur une robe en crêpe de soie et de laine. Gustave souligna qu’il y avait indiscutablement un côté finistérien dans le crêpe ».

Un nouveau roi.

Jimmy Lévy

De temps en temps, on ouvre un livre*, et au lieu des mots, on voit le vent, le sable, la peau, la violence, la souffrance, l’espérance, la vulgarité (qui est belle lorsqu’elle masque le chagrin), on prend des coups, des caresses, des baffes, on est pris dans des bras, un tourbillon, une histoire, l’Histoire, et on en revient aux mots qui nous ont happés, transpercés, bouleversés, anéantis, ces mots qui sont le sang de ce texte.
De temps en temps, on tombe sur un tel livre et on se dit, qu’au-delà de l’intrigue, de la trajectoire des personnages, deux petites reines en l’occurrence – l’une, reine d’un village ancestral, prise à l’aube de sa vie, et déchirée, découpée, abattue, l’autre, prise à l’hiver de sa vie, reine triste, une pointe de Ionesco dans le cœur, qui attend la fin de sa pièce –, et on sait qu’on est tombé sur une pépite, qu’on vient de découvrir une langue nouvelle, tumultueuse et libre, et qu’elle changera notre vocabulaire.
De temps en temps, on découvre un tel premier roman et on se surprend déjà à guetter le prochain de son auteur, comme on guettait, enfant, le retour d’un ami qui bousculerait notre vie et nous ferait, dangereusement, sentir plus vivant encore.

*Petites reines, de Jimmy Lévy. Éditions du Cherche-Midi. En librairie depuis le 24 août 2017.

 

Étonnants hasards.

Grand Frère
Au moment où j’achève la lecture du formidable roman de Mahir Guven, Grand frère*, Françoise Peille, à l’occasion d’une rencontre à la médiathèque de Montgeron, m’offre son livre, Frères et sœurs, chacun cherche sa place**, et il m’apparaît très vite qu’il est comme un de ces hasards heureux.
Mahir Guven, dans ce premier roman brillant et féroce, raconte, à deux voix, l’histoire de deux frères franco-syriens, ou plus exactement, les degrés de séparation de deux frères. L’un, le grand, chauffeur de VTC au grand dam de son père, chauffeur de taxi classique, regarde le monde au-delà de son pare-brise, comme d’un aquarium, cet univers que la main pourrait toucher mais n’y parvient jamais, un lieu qui vous appelle mais ne vous ouvre jamais la porte. Et l’autre, le petit, infirmier, parti en Syrie par idéalisme teinté d’humanitaire. Le roman est sur cette distance, ces liens fragiles, cette difficulté à grandir loin des embrigadements physiques et psychiques ; il est sur la violence, l’impossibilité même, du retour. Il est sur ce qu’on perd parfois dans une fratrie. C’est un roman puissant, d’une écriture forte, mais plus encore, c’est un roman libre.
Et voici que Françoise Peille m’explique, à travers son ouvrage passionnant, comment vivre mieux dans sa famille, comment occuper sa place unique et précieuse, qui influera toute la vie.
Et nous fera décider un jour de partir en Syrie faire le djihad, par exemple. Ou de reprendre simplement le taxi de son daron.
Étonnant hasard.

*Grand Frère, de Mahir Guven. Éditions Philippe Rey. En librairie depuis le 5 octobre 2017. Première liste du Médicis.Prix Regine Deforges 2018.
** Frères et sœurs, chacun cherche sa place, de Françoise Peille. Éditions Hachette Pratique. En librairie depuis 2005 et republié en 2011.