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La liste de ses envies.

Avide (adj) : Qui désire quelque chose avec voracité, dit Le Larousse, et donne comme exemple : « Un requin avide d’une nouvelle proie ». 
Le requin, ici, c’est Ève, une jeune femme qui n’aime plus sa job (job, nom féminin, on est au Canada), qui chiâle le coût des choses et s’en va participer à la chasse au trésor organisée par une riche collectionneuse d’art qui souhaite promouvoir le plein air. La voilà donc à parcourir les parcs nationaux, l’œil aux aguets, pour tenter de remporter le grisby d’un million de dollars canadiens (670 000 euros environ), lesquels changeraient singulièrement sa life. 
Mais Ève n’est pas seule dans cette quête, il y a des filous, des margoulins et des dangereux. Il y a Jade aussi, un ange dont elle tombe en amour. Et une renarde, comme dans le Petit Prince.
Myriam Vincent nous offre ici*, dans une écriture qui s’écoute et que j’adore**, un conte jubilatoire et moderne sur la liste de nos envies (oui, oui), doublé d’une fable cruelle sur nous-mêmes, car entre l’amour et le pognon, on jure tous qu’on choisirait l’amour… jusqu’au jour où on tombe sur le pognon.

*Avide, de Myriam Vincent, aux éditions Les Poètes de Brousse à Montréal. En librairie depuis le 13 mai 2024.
**Exemple, page 291 : « Oui, oui ! C’est juste que t’sais, des fois, on raconte quelque chose, pis en le mettant en récit, ben on trafique des trucs, t’sais, pour que ce soit plus court ou compréhensible ou punché… Pis après c’est de cette version-là dont on se rappelle, mais c’est pas une version objective, t’ais ? »

Rouge sang.

Voilà des années que je lis Grangé et le considère comme un auteur absolument remarquable. Certes, il a choisi la famille du thriller mais, à l’instar d’un Lawrence Block et surtout d’un Gregory McDonald, l’a privilégiée pour sonder au plus près la noirceur de nos âmes. 
On n’y échappe pas dans ce nouveau roman* qui nous décrit un Paris sous la coupe d’un Mai 68 plus brûlant que le meilleur des reportages et où, pendant que des rêveurs jettent des pavé sans yjamais y découvrir la plage en dessous, un assassin éventre monstrueusement quelques jeunes filles. 
Et voici qu’une enquête démarre, puissante et terrifiante, comme toujours chez lui, avec un flic comme on les aime : cassé, intuitif, sauvage, dans une quête du tueur qui est toujours une quête de soi, de nos propres démons.
Avec Rouge Karma, Grangé nous emmène de Paris à Bombay (et nous en fait voir l’hallucinante vérité) dans un rythme, et surtout une écriture, formidables.
Et, comme le Maître a du bon goût, et beaucoup d’esprit, il se paye le luxe de quelques traits d’humour, ce qui en fait un livre définitivement épatant.

*Rouge Karma, de Jean-Christophe Grangé, aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 3 mai 2023, et au Livre de Poche depuis le 15 mai 2024.

Frank Piazzolla.

Dans le Buenos Aires des années noires, années du Proceso de Reorganización Nacional, une avocate, militante des droits humains, se fait buter d’une balle en plein cœur, alors qu’elle se promène avec sa fille, Lola, sept ans. 
Convaincu que sa fille et lui sont les prochains sur la liste, son père décide alors de fuir en France. Les voilà débarquant dans la Bassin d’Arcachon.
Nous sommes en 1982. Ici, Philippe Lavil chante Il tape sur des bambous pendant qu’en Argentine, on tape sur la gueule de tout ce qui l’ouvre.
Et c’est sur fond de cette période d’une incroyable violence que Frank nous revient avec un très beau livre*, plein de fureur, de sang, de chair et d’amour, tel une entêtante partition de tango, un Piazzolla majeur, une danse de vie et de mort, de désir et de pleurs. 
Les Silences de Buenos Aires tient à la fois du roman de guerre et du roman d’amour, de la sauvagerie et de la douceur— et sans doute faut-il que tant de sang ruisselle dans la poussière des rues d’un pays pour qu’on laisse enfin celui d’un cœur pur qui bat irriguer le cœur du monde et y apporter un peu de paix. 
Les livres ne sauvent aujourd’hui hélas plus le monde, mais assurément celui-ci peut, pour un instant encore, nous le rendre plus beau. Alors merci.

*Les Silences de Buenos Aires, de Frank Andriat, aux éditions F. Deville, collection Œuvre au rouge. En librairie depuis le 15 octobre 2024.

Quand Marc Trévidic faisait les poubelles.

Marc Trévidic fait son entrée dans la prestigieuse Série Noire et jamais collection n’aura aussi bien porté son nom puisque Huitième section*, onzième livre du bouillonnant juge, porte en lui tous les ingrédients d’une très grande série.
Comme le Département V chez Jussi Adler-Olsen, Huitième section raconte les enquêtes quotidiennes des crimes et délits flagrants de six magistrats du parquet de Paris. Parmi eux un certain Lucien Autret, Autret comme autre, comme un autre, un autre Trévidic — bref son nouvel alias, car ce que nous raconte ici Marc est justement ce qu’il a vécu à la Huitième section et dont il nous parle encore avec une passion d’amoureux, persillée, ici et là, de formidables brins d’humour.
Parmi les affaires évoquées dans le livre il en est une, romanesque en diable, étonnante et tragique, celle d’un corps retrouvé dans une des grosses poubelles de la ville — enquête que Autret mènera jusqu’au bout. Pour ce faire, tout comme dans son très beau roman Ahlam,** Marc se glisse alors dans la peau d’une des coupables possibles, et il le fait avec une grâce confondante, une immense poésie qui donne soudain envie de regarder plutôt le cœur du monde que ses égouts.

*Huitième section, de Marc Trévidic, publié à la Série Noire, Gallimard. En librairie depuis le 3 octobre 2024.
**Ahlam, aux éditions JC Lattès. Prix des maisons de la Presse 2016.

Le courage de Véronique.

Un titre chrétien à la Gilbert Cesbron — Le courage des innocents*. Une quatrième de couverture qui résume le livre par une phrase du Talmud — Qui sauve une vie sauve l’humanité toute entière. Un frère qui part à la recherche du sien, balloté de foyers en familles d’accueil, puis de ses frères humains en Ukraine. Un trafic d’enfants ukrainiens kidnappés par les russes car, comme l’écrit Véronique, page 274, « Pour Poutine, le territoire, c’est l’enfant. C’est l’enfant que l’envahisseur prend et qu’il s’approprie, c’est l’enfant qu’il rééduque et transforme ». Un héros tour à tour zadiste, écolo, militant, humanitaire, qui finit par croire à ce verset de Jean (3-16), où il est question du grand amour de donner sa vie pour ceux qu’on aime… Si ce n’était pas Véronique Olmi qui tenait la plume d’un tel roman on pourrait croire à une guimauve, mais voilà : son grand talent de romancière transforme l’eau de rose en or, la colère en espérance, et parvient à nous mettre le nez dans nos lâchetés sans jamais nous juger. Juste en nous aimant. Ce qui est un authentique tour de force.

*Le courage des innocents, de Véronique Olmi, publié par les éditions Albin Michel. En librairie depuis le 21 août 2024. En lice pour le Prix Interallié.

« Mille façons d’aimer ». Mais une seule compte.

Trente ans après, une femme refait le chemin qui la conduisit de chez elle au cimetière où elle enterra son ami, son véritable ami, celui qui aurait pu faire un jour écrire à Giono : « Je t’aime d’amitié ». 
Il aura fallu trente ans à Anne Goscinny pour qu’elle parvienne à écrire, et quelle écriture, son hommage à l’ami, son chant d’adieu, son chapelet de murmures, ses incantations d’amour.
Enfant, tu t’habillais déjà comme un adulte, souffle-t-elle. Comme si tu avais toujours su que tu n’aurais qu’un quart de siècle pour éprouver tous les âges
Ce sont les années 90 ; les rencontres homosexuelles se font par Minitel et voilà l’ami contaminé. Le sida est une effroyable montée des eaux et emporte tout, même l’amour de ceux qui le font. Barbara chante l’horreur de mourir par là où l’on aime et les larmes roulent. Les deux amis ont à peine vingt-cinq ans. Une éternité quand on a juste vingt-cinq ans. Une seconde quand ces vingt-cinq ans ne durent pas. Mille façons d’aimer est le chagrin du temps perdu — que seuls les livres ont le don de rattraper.

*Mille façons d’aimer de Anne Goscinny, publié par les éditions Grasset. En librairie le 9 octobre 2024.
(PS. Si la page de garde du manuscrit porte le titre Raphaël, c’est parce que c’est sous ce titre-là que je l’ai lu).

Le joli mâle.

Bien sûr — puisqu’on est chez Emma Becker et que depuis son aimablement sulfureux La Maisonl’introduction du porno dans sa littérature est une marque de fabrique —, il y a dans Le Mal joli, pages 58,59 et 60, une longue scène de lavement anal préalable à une sodomie, pages 189 à 191, un anulingus fort documenté et, partout ailleurs beaucoup d’enculades (sic), de pompages (re-sic), de foutre, de draps trempés et de pantalons tachés mais, et à part faire frétiller quelques viagroneux, ce n’est pas le cul pour le cul qui est ici important, mais le fait qu’il devient langage.
En effet, la passion de l’héroïne pour son joli mâle, et vice versa, vire assez vite à l’obsession, puis à la passion, et c’est d’abord avec le langage de la chair que l’exprime Becker avant de s’aventurer avec brio dans le langage des mots, le sang du verbe, toutes ces choses qui soudain ne se touchent plus, ne se dévorent plus, mais se ressentent — pour ceux qui en ont le don. Et si la bonne société nous présente encore la passion adultérine comme coupable et la chair crue comme une immondice, Becker s’en fiche royalement, et les revendique même, au nom que « se dire que sans cette personne qui a tout brisé par sa seule présence, on aurait pu passer à côté de sa vie sans même sans rendre compte ».
Le mal joli est un livre passionné sur une passion — celle d’Emma Becker et Nicolas d’Estienne d’Orves. Et si tout n’y est pas totalement réel, tout y est totalement vrai.

*Le Mal joli, de Emma Becker aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 21 août 2024. Prix de la rentrée 2024 du festival des écrivains chez Gonzague Saint Bris. En lice pour le Prix Femina.

Un homme a disparu.

À 17 ans, Constance, une jeune parisienne, tombe profondément amoureuse de Yaoundé et d’un Camerounais de dix ans son aîné. Elle ne le verra qu’un ou deux mois par an pendant cinq ans, puis il disparaîtra — comme la vapeur qui s’évanouit d’une bouche, le sel que l’eau dissout.  
Plus tard, elle deviendra écrivaine, écrira un jour sur cette disparition au travers d’une autre, celle d’une femme cette fois, disparue le 24 mai 1991 dans les boues du régime de Paul Biya ; dans le déferlement de coups pourpres, le tumulte des sangs.
C’est alors qu’elle retourne au Cameroun pour présenter son livre et en découvrir la fin.
Une femme a disparu* est un roman étrange ; étrange au sens de cette étrange beauté de l’Afrique où ce qu’on en voit n’est pas ce qui se montre, où la peau peut avoir à la fois la fragilité d’un givre et la rugosité d’une écorce, où une disparition peut recéler la présence d’un fantôme, d’une âme ou d’un chant. Ce livre est une lettre précieuse au disparu, une bouteille lancée à la mer houleuse de l’absence.
Outre l’élégante écriture toute en dentelles d’Anne-Sophie, la plus grande délicatesse de son texte, c’est, in fine, les retrouvailles de Constance avec sa part disparue, sa part de lumière que les cendres dansantes de ses fantômes étouffaient, inexorablement. 

*Une femme a disparu, de Anne-Sophie Stefanini, aux éditions Stock, coll La Bleue. En librairie depuis le 21 août 2024.