Archive | août, 2020

Otages du passé.

Voici un petit livre (152 pages) étonnant, entre le théâtre et le roman puisqu’il s’agit ici d’une pièce écrite en 2015 pour le Paris des Femmes et adapté en roman en 2019, alors que d’ordinaire c’est pour la scène qu’on adapte un roman. Bref. Une sorte de très long monologue donc. Celui de Sylvie, 53 ans, employée d’une entreprise de caoutchouc. C’est la crise. L’entreprise va mal. Le patron flippe. Charge Sylvie d’espionner les salariés afin de dresser la liste de ceux et celles qu’on va dégager. Le patron lui parle mal lorsqu’elle refuse. Sylvie pète un plomb. S’empare d’un couteau. Et, toute une nuit, retient le boss en otage. Bien sûr, elle se fera arrêter et interner dans un curieux endroit qui, sans être précisé, ressemble drôlement à un asile psychiatrique. C’est là qu’un douloureux épisode de l’adolescence de Sylvie refera surface, attestant que le syndrome de Stockolm est bien une méchanceté qui vous fait aimer (et reproduire) ce qui vous a fait du mal. Ainsi la pièce de 2015 est adaptée à l’air du temps : le mal fait aux femmes. Et nous voilà à la page 152. J’ai refermé le bouquin nostalgique de ce que le théâtre est probablement toujours plus bouleversant sur scène.

*Otages, de Nina Bouraoui. Éditions Lattès. En librairie depuis le 1er janvier 2020. Prix Anaïs Nin.

Chic, j’ai reçu une longue lettre !

Retrouvez cette lettre et tant autres plus belles les unes que les autres, ainsi que toute son actualité littéraire sur le site de Frank.

33 coups de couteau.

Je me souviendrais toujours du dixième épisode du documentaire de Karlin et Lainé en 1989, L’amour en France, un « essai sur la sexualité des français », parce que celui-ci mettait en scène un crime passionnel (on n’emploie plus beaucoup cette qualification aujourd’hui) au travers du témoignage, dans sa cellule de prison, d’un type de 27 ans qui avait tué sa maîtresse de 33 coups de couteaux dans le dos et une dizaine dans la tête, au prétexte qu’elle avait ri parce que, bourré, il ne parvenait pas à bander. Je voulais tuer ce rire, dira-t-il. Ou ai-je imaginé. Toujours est-il que cette seconde où tout bascule m’a toujours fasciné, inspirée pour certains de mes textes.
Et voilà qu’un jour, je croise la comédienne Sophie Daull dans un salon du livre où elle présentait son premier livre, Camille mon envolée (2016), d’une merveilleuse délicatesse, dans lequel elle parlait à sa fille décédée seize jours plus tôt, et j’apprends à cette occasion qu’elle est elle-même la fille de la femme assassinée de 33 coups de couteaux.
La foudre frappe bien deux fois au même endroit.
Dans son dernier livre, Au grand lavoir, Sophie imagine sa rencontre avec Philippe Debois, le meurtrier de sa mère, dans une librairie où elle dédicace son dernier ouvrage. Elle tente de dénouer les fils complexes du viandard, sans compassion ni haine, ce qui rend le gaillard encore plus glaçant. Ce texte court qui mêle avec grâce fiction et réalité nous tisonne et nous renvoie à l’insoluble question : que ferait-on devant l’assassin de notre mère ? Grande claque.

*Au grand lavoir, de Sophie Daull. Édition Philippe Rey (2018). Puis au Livre de Poche  depuis le 2 janvier 2020. Prix de littérature de l’union européenne.

L’histoire de Chicago May.

Rien que le titre déjà, L’histoire de Chicago May, fleure bon les grands espaces, les brigandages, le Far West, les coups de feu, les braquages de banques, les amours sulfureuses, bref un parfum d’aventure furieuse, celui de cette May Duignan, irlandaise évadée de ses contrées désertes avec les économies familiales afin de conquérir le monde. On la suivra tour à tour arnaqueuse, prostituée, braqueuse, danseuse de Music Hall dans le spectacle « Belle de New York », amoureuse du gars « qu’il faut pas », bref une vie d’héroïne de roman. Mais là n’est pas la grâce de cette formidable biographie, non. L’époustouflant sentiment du livre vient de la démarche de Nuala O’Faolain qui, alors qu’elle se baladait dans l’ouest de l’Irlande, entendit parler de cette gourgandine, apprit qu’elle avait écrit un livre sobrement intitulé : « Chicago May. Son histoire. Un document humain par la « reine des criminelles ». Mais voilà. Le seul exemplaire est à Manhattan. C’est cette distance qui sera le point de départ du voyage de O’Faolain. Retrouver le livre pour retrouver May. Retrouver l’époque pour comprendre pourquoi une femme corsetée dans une Irlande flippante (souvenez-vous des terrifiantes Magdalena Sisters), s’enfuira, courra vers la liberté et tombera sous les balles de la solitude. Retrouver enfin, dans un magnifique cheminement littéraire, l’histoire de son propre frère Dermot : « Dermot et May ont en commun entre eux et avec des millions de gens d’avoir des vies difficiles, pleine de châtiments, et de morts misérables » (pages 428-429). En suivant May, Nuala O’Faolain a retrouvé son frère et trouvé la paix.

*L’histoire de Chicago May, de Nuala O’Faolain. Au Livre de Poche depuis le 26 février 2020. Prix Femina Étranger 2006. Encore merci à Florence Mas pour cette merveilleuse découverte.