Archive | décembre, 2022

Les Oubliés des vœux.

Les comfort polar (voici article ci-dessous), c’est comme les chocolats d’une boite. On en choisit un, on le déguste, et voilà qu’on se laisse tenter par un autre, au cas où il serait meilleur encore que le précédent, et un troisième encore, un quatrième peut-être, jusqu’à cette légère impression de nausée. J’en suis resté au second. 
Les Oubliés*, du grand John Grisham est un Grisham parfait. On y retrouve l’idéaliste désargenté contre les méchants nantis, comme dans La Firme, comme dans L’Affaire Pélican, comme dans tous ses livres qui font de lui la star littéraire mondiale qu’il est. Ici, inspiré par l’histoire vraie des « Centurions Ministries », on suit un petit groupe de défense des innocents dont certains sont incarcérés depuis 25 ans. On suit quelques affaires. On découvre ces oubliés de la justice et des hommes s’il n’y avait la ferveur de quelques-uns. C’est donc un livre authentiquement confortable et généreux, ce qui est parfait en cette fin d’année, à l’heure des vœux.
Et c’est justement, au moment où l’indécence mondovisionnelle autorise un président à embrasser, dans une étreinte de pieuvre, un joueur de football pour le consoler d’un « chagrin sans malheur », comme le qualifiait si justement Maxime Tandonnet, qu’il est urgent de penser aux vrais oubliés, ceux dont le chagrin est le malheur. 
Alors que cette nouvelle année soit celle qui laisse de la place aux autres. Le temps ici est court, ne l’offrons pas à l’infortune. Bonnes Fêtes à tous.

*Les Oubliés, de John Grisham, traduit par Dominique Defert. Éditions Lattès et Livre de Poche. En librairie depuis le 3 mars 2021 et au Poche depuis le 9 mars 2022.

Les Ténèbres et les calories.

Sans doute à cause de la température qui a brutalement chuté ces derniers jours, de l’envie de s’enfouir sous une couverture, de goûter un feu de cheminée, je me suis jeté sur le dernier polar de Michael Connelly, Les Ténèbres et la nuit*, exactement comme on se jette sur de la « comfort food ». J’ai découvert Connelly en 1993 avec l’époustouflant Égouts de Los Angeles. Et l’ai suivi les yeux fermés jusqu’au Poète (1997), qui marque une date dans le livre noir, comme Lawrence Block en avait tracé une autre avec Une danse aux abattoirs et, dans un registre plus impressionnant encore, Gregory Mcdonald avec l’inclassable The Brave (Rafael derniers jours, en français). Et puis je suis passé à autre chose.
Depuis 1997, Connelly a publié quarante romans — je passe les nouvelles et autres scénarii — et je suppose qu’on ne peut pas être extraordinaire à chaque fois. La preuve avec ce nouvel opus qui raconte une histoire cent fois racontée, celle de femmes sexuellement agressées et humiliées, enquête d’une flic et d’un ex-flic à la retraite, enquête qui patine à tel point que Connelly nous ressort le coup du promeneur de chien à minuit qui a tout vu et qui, du coup, débloque l’affaire, bref 450 pages bien longues, avec ce qu’il faut d’actualité pour la contemporanéité du propos : un peu de siège du Capitole, un peu de woke, un peu de cancel, et nous voilà repus. Au fond, j’ai eu ce que je voulais. Un « comfort polar » comme la « comfort food » que j’évoquais ci-dessus. On sait qu’on ne devrait pas, mais c’est quand même bon, et quand on l’a finie, on se dit qu’on n’aurait quand même pas dû, parce que c’était un peu lourd, mais on avait envie de ça aussi. Bref, la pataphysique de Boris Vian n’est pas bien loin.

*Les Ténèbres et la nuit, de Michael Connelly, traduit par Robert Pépin. Éditions Calmann-Lévy. En librairie depuis le 7 septembre 2022. 

L’amour au temps de la guerre civile.

Voici un bon gros roman romanesque comme étaient romanesques Autant en emporte le vent et Sarah et le lieutenant français, à savoir une histoire d’amour sur fond de tragédie de l’Histoire — ici la guerre civile espagnole suivie de la Première Guerre mondiale.
Voilà Juan (jeune cuisinier andalou) qui tombe amoureux d’Encarnación, la maîtresse (danseuse de flamenco) de son maître Ignacio, (torero maestro, habit de lumières et prince de la banderille). La belle reçoit tout ce que l’Espagne compte d’esprits brillants, d’artistes sanguins ou désespérés, Pablo P., Salvador D., Frederico G.L. et tous les autres, et le cuistot cuistote. Parfois, après la fête, elle le retrouve dans la cuisine, leurs doigts se frôlent un dixième de seconde, le cœur de Juan s’emballe mais celui de la maîtresse ne le rejoint jamais. 
Et voici que les armes grondent, que les républicains ont affaire à une droite très dure, dirigée par un certain Franco. On pille, on viole, on fusille. Dieu le fracas que fait un poète qu’on tue, écrira plus tard Aragon à propos de la mort de Frederico Garcia Lorca. Et comme dans tout roman romanesque qui se respecte, voilà Juan séparé de son espérance, désœuvré puis engagé auprès d’un certain Jean Moulin, livraison d’armes en Espagne, résistant avant l’heure. La Grande Histoire passe, les hommes trépassent ; l’amour de Juan le consume toujours, les nouvelles d’Encarnación ne sont pas bonnes : elle est amoureuse d’un autre, encore, toujours un autre, enceinte cette fois-ci, vivant à New York, cette ville si sale dont Juan ne comprend pas qu’elle puisse être un rêve. 
C’est cette longue histoire d’amour et de feu que raconte à Paris un Juan de 89 ans à un ami — Juan, dont la belle est toujours solidement ancrée dans le cœur. Qu’est-elle devenue ? lui demande alors l’ami. Mais à l’opposé de tout roman romanesque qui se respecte, la fin chamboule tout parce qu’ici, dans l’eau de rose, flottent des épines. 

*Les sacrifiés, de Sylvie Le Bihan. Éditions Denoël. En librairie depuis le 24 août 2022.