Author Archive | Grégoire Delacourt

Les enfants sont éternels.

Thomas SandozPuisque c’est la saison des Prix Littéraires en voici un beau (qui date de 2011). Il s’agit du prestigieux Prix Schiller, le plus ancien prix suisse, décerné à un roman helvète – désormais connu sous le nom de Prix Suisse de Littérature. Bref, un grand Prix dans un petit pays.
J’ai rencontré par hasard son auteur, Thomas Sandoz, au Livre sur les Quais, à Morges en septembre dernier. Esseulé, il est venu s’asseoir à notre table qui faisait face à l’immensité du Léman. J’ai aussitôt adoré son air doux et perdu, et voulu savoir de quels mots il était fait. De sa dizaine de livres, c’est celui-ci* qu’il m’a conseillé et que je me suis empressé de lire.
Même en terre tient de Jacques Prévert et du Jacques Lanzmann du Petit jardin ; l’histoire merveilleuse et poignante d’un employé de cimetière en charge de l’allée E, celle où sont enterrés les enfants ; le portrait d’un authentique doux dont la poésie et la part intacte d’enfance vont protéger ses petits hôtes du » pays des hommes couchés » de l’urbanisation qui menace. Un bijou tout en dentelle.

*Même en terre, de Thomas Sandoz. Éditions Grasset. En librairie depuis le 4 avril 2012. (Précédemment édité en Suisse aux Éditions Autre Part, tirage limité à 600 exemplaires – collector, donc). Prix Schiller 2011.

 

 

Les pieds nickelés.

Rentrée littéraire 2018. D’un pitch, comme on dit maintenant, qui tiendrait sur le papier d’un fortune cookie – Sartre se moque de Giacometti qui vient de se faire écraser le pied par une américaine au volant d’une américaine et ce dernier veut lui péter la gueuleJérôme Attal parvient à nous offrir un roman* absolument jubilatoire. Mais attention.
Sous l’euphorie de ce garçon « courtois, gentleman, poétique et gentil » (dixit Lorraine Fouchet), Jérôme nous offre une épatante réflexion sur la création, doublée d’une magnifique déambulation autour du désir des femmes (on est encore loin de Weinstein et de la censure), triplée d’un visite cruelle de ce Paris de 1937 qui ne voit pas la guerre venir et continue, de Montmartre à Montparnasse, à sabrer le champagne, et quadruplée des extraordinaires et tendres portrait de deux authentiques pieds nickelés : Sartre et Giacometti, le premier dans son arrogance boudeuse et tellement enfantine, le second dans sa (provisoire) démesure miniature (et lecteur de la bd de Louis Forton). Quatre livres pour le prix d’un, quel bonheur !
Mais plus encore que tout cela, car le gentleman a du talent, ce qui rafle vraiment la mise dans toute cette jubilation, ce sont les dialogues. Il y avait longtemps que je n’en avais lu d’aussi bien troussés, drôles, irrévérents, bouleversants parfois.
Vite, une pièce de théâtre, cher Jérôme, et toi, Florian Zeller, prends garde à toi !

*37, étoiles filantes, de Jérôme Attal. Éditions Robert Laffont. En librairie depuis le 16 août 2018. Prix Livres en Vignes 2018. Prix de la Rentrée 2018. Première sélection du Prix Giono 2018.

Quatre ans déjà, quatre ans que ça dure.

Lettre ONVQLB

Rentrée littéraire 2014. Non, non, il n’y a pas de coquille dans la date ci-contre, c’était bien en 2014 et c’était ma première rentrée littéraire, ce qui me laisse un souvenir joyeux en cette période de rentrée littéraire, justement. Nous avions eu le cœur qui battit un peu plus fort lorsque On ne voyait que le bonheur* fut sur la sélection du Goncourt, puis finaliste du Goncourt des lycéens. Mais le plus émouvant, c’est que quatre ans après, ce texte continue de bouleverser des lecteurs, de rentrer dans leur vie, comme un ami. Alors merci à X qui m’a envoyé cette merveilleuse lettre d’un endroit loin de France, sans me laisser d’adresse pour lui dire à quel point son courrier me donnait envie de continuer à écrire. Voilà, je le lui dis ici. Merci.

*On ne voyait que le bonheur. Éditions Lattès (2014), puis Livre de Poche (2015).

Garçon boucher.

Rentrée littéraire 2018. Avant d’être un livre, Frère d’âme* est une langue. Une langue qui prend sa source claire au Sénégal où chaque mot est taillé dans cette poésie à la simplicité complexe et vient s’enraciner et s’assombrir dans les tranchées de la Grande Guerre, « comme les deux lèvres entrouvertes du sexe d’une femme immense » (page 19).
Frère d’âme est l’histoire de Mademba Diop et de « son plus que frère » Alfa Ndiaye, deux tirailleurs sénégalais, chairs à canon dans l’infâme boucherie. Mademba meurt les tripes à l’air, « le dehors dedans ». Il supplie son plus que frère de l’achever, je t’en supplie, égorge-moi !, mais Alfa ne peut pas. C’est sur cette incapacité à fusionner avec l’autre qu’est posée la langue de cette histoire – ses mots, comme des oiseaux sur un fil électrique. C’est dans ce déséquilibre que le conte puise sa fureur, qu’Alfa va finit par éventrer les ennemis et les achever salement, leur offrir à chacun ce qu’il a refusé à son plus que frère. Frère d’âme est un poème sanguinolent, violent et beau. Un chant de mots, comme il y a des chants d’amour, dans lequel parfois, des emperlements magnifiques agrandissent notre humanité, ainsi ce « Tant que l’homme n’est pas mort, il n’a pas fini d’être créé » (page 121). Assurément l’un des must de cette rentrée.

*Frère d’âme, de David Diop. Éditions du Seuil. En librairie depuis le 16 août 2018. Sur les premières listes du Prix des Libraires Nancy-Le Point, du Goncourt, Renaudot et Médicis 2018. Il y a pire.

Un bref séjour à Tanger.

Rentrée littéraire 2018. Genet à Tanger*, c’est le roman d’une ville, un essai sur un écrivain qui n’écrit plus (on se demande d’ailleurs si la littérature n’est pas dans l’attente), le récit d’un homme qui va mourir et s’était mis à écrire en prison car c’est là qu’on entre en homme et qu’on en sort écrivain, jugeait Simone de Beauvoir. Genet à Tanger est un essai bref, bref comme une rencontre de ruelles, une caresse furtive, un regard triste, bref comme la vie, finalement – ce qui rend ce petit livre précieux.

Guillaume de Sardes.

*Genet à Tanger, de Guillaume de Sardes. 92 pages. Éditions Hermann. En librairie le 1er septembre 2018.

Envole-moi.

Philippe Vasset Rentrée littéraire 2018. Le hasard est parfois bien malicieux. Après nous être penchés sur Le malheur du bas (chronique ci-dessous), levons les yeux vers Une vie en l’air*, l’histoire hypnotisante d’une hantise ; un récit envoutant, comme le fut pour moi Le sens du calme de Haenel, autour du rêve raté de Jean Bertin : les dix-huit kilomètres de rail suspendu dans la Beauce pour son projet d’aérotrain qui établit en 1974 un record du monde de vitesse sur coussin d’air (430 km/h). C’est là, à sept mètres de hauteur que va habiter Philippe Vasset, et surtout se laisser habiter par cette « ruine du futur », cette très longue et curieuse frontière, régulièrement taguée à l’attention des voyageurs en train, cette ligne de béton entre ciel et terre, cette mémoire de nous, cette impuissance magnifique ; et Vasset va en sortir ce récit absolument inclassable et beau, cette envolée qui nous fait nous voir si petits, si grands, si vains parfois, tellement engoncés dans des lieux que nous n’habitons finalement pas, car, comme il l’écrit page 185 : Habiter, comme écrire, c’est travailler une énigme. Il en pose une, sublime.

*Une vie en l’air, de Philippe Vasset. Éditions Fayard. En librairie depuis le 27 août 2018. Sur la première liste du Prix Femina et du Prix du Style.

Le silence est parfois un crime contre soi.

Inès BayardRentrée littéraire 2018. Inès Bayard a 26 ans ; l’âge du romantisme fou, des soldes chez Sephora, des copines, des premiers boulots, des histoires d’amour qui s’allongent, font des promesses, l’âge où tout est possible, où l’on sait que le monde est un jardin et l’avenir radieux, mais la voilà qui prend la plume et décide d’écrire un roman dont les deux principaux mots du titre flairent déjà le drame, la souffrance – la suffocation précise même la quatrième de couverture.
Le malheur du bas* raconte Marie, raconte le couple qu’elle forme avec Laurent, raconte son viol, son silence et les tragédies qui s’ensuivent. À l’heure où la parole des femmes victimes de la viol-ence des hommes se libère doucement, Inès Bayard ose le silence, ose la culpabilité atavique des femmes, ose le renoncement de soi avec le risque de faire triompher une fois encore le bourreau. Même si la punchline comme on dit dans les stand-up est prévisible dès le début (et je trouve dommage qu’elle ait choisi celle là qui m’apparaît comme une sorte de déni de son propre livre), Inès Bayard livre un livre brillant, dérangeant, hors de la bien-pensance et qui, du coup, devrait faire bien penser, à l’heure où la littérature baisse un peu les mots face à la terreur de la morale.
PS. Je n’ai pu, en lisant, m’empêcher de penser à ce film* absolument bouleversant, dérangeant et, pour le coup, suffocant : Hungry Heats, que je vous conseille plus que vivement.

*Le malheur du bas, de Inès Bayard. Éditions Albin Michel. En librairie depuis le 23 août 2018. Dans la dernière sélection du Prix Fnac et la première du Goncourt 2018.
*Hungry Heats, un film de Saverio Costanzo avec l’impeccable Adam Driver. En vidéo.

Hungry Hearts

Ce qui n’est plus.

Diane MazloumRentrée littéraire 2018. Bien sûr, il y a la belle Georgina qui rêve d’être célèbre et qui deviendra Miss Univers, il y a Roland, amoureux transi et infidèle, et le beau, et sombre, et violent, et cruel Ali, bras droit d’Arafat, qui finalement arrachera le cœur de la belle ; bien sûr il y a ces personnages qui traversent leur vie en courant comme on court dans une rue où sont tirés des coups de feu, éclatent des grenades, mais le véritable personnage principal, le héros du second roman de Diane Mazloum*, celui qui bouleverse, c’est le Liban. Page 276, elle écrit : Les Libanais en ce temps-là étaient fiers de leur pays. Ils en parlaient comme de la Suisse du Moyen-Orient, comme du coffre-fort du Levant, comme du Paris de l’Orient. Leurs voisins le leur ont fait payer cher. Voici donc ce pays, comme un corps, abusé, violé, malmené, blessé, torturé. Un corps qui passe de mains en mains. Voici revenu le temps des avions détournés, des prises d’otages, des attentats aveugles et du chaos. Voici, en douze chapitres, douze jours, douze ans, l’apparition d’une étoile, puis son féroce évanouissement. L’âge d’or est le livre d’un corps perdu en lui-même ; ce pays de toutes les enfances. Une nostalgie sans fin.

*L’âge d’or, de Diane Mazloum. Éditions Lattès. En librairie le 22 août 2018. Sur la première liste du Renaudot.