Archive | Bouquins.

Un long voyage en mère.

Dans la dédicace qu’elle a jointe à son livre, Karine m’écrit ceci : Bienvenue à bord de Dernier bateau pour l’Amérique où s’enchevêtrent la fiction et la vrai vie, le très intime et la grande histoire ». 
La fiction, c’est ce que Karine va tenter de reconstituer de la vie de sa mère qui vient de mourir, et la vraie vie est ce qu’elle va en découvrir : cette effarante absence d’amour maternel. C’est là, dans cette lisière floue entre la réalité et la vérité qu’elle navigue avec beaucoup d’émotion et de pudeur, dans le sillage reconstitué (dont on pourrait dire d’après une histoire vraie) de sa mère.
Parlons-en, de sa mère. La guerre. La persécution contre les juifs. La fuite en bateau en Amérique. Son immense don de pianiste. Cette vie au loin qui s’ouvre, comme une promesse. Et puis le retour à Bruxelles, cette déchirure. Ce piano qui la suit, comme une ombre, une joie, une menace. Et l’amour enfin. Un goy. Un beau parleur. Un salaud. Et la chute infinie en soi.
Revenons à Karine. Une auteure qui soudain interrompt le roman qu’elle est en train d’écrire pour écrire ce livre-ci parce que sa mère vient de mourir et que le froid se fait tout à coup. Violent. Des ronces de glace. Il lui faut alors urgemment dénicher, débusquer, déterrer même, les mots qui la séparent et la relient à cette mère fantôme. 
Dernier bateau pour l’Amérique est le beau livre d’une traversée à travers un livre en train de s’écrire. Le plus difficile. Le plus douloureux.
Le livre sur la mère.

* Dernier bateau pour l’Amérique, de Karine Lambert, aux éditons La Belle Étoile. En librairie depuis le 13 mars 2024.

Irène Frain est un roman.

Voici qu’un jour un certain M. invite Irène à animer un atelier d’écriture et qu’Irène n’écoutant que son cœur rempli de mots accepte bien volontiers et se met alors à écouter* justement les mots de son cœur. Écouter ce qu’ils disent, les mots ; ce qu’ils disent quand ils parlent ou se taisent, car le silence est parfois bavard. 
Elle ausculte alors les mots en formidable romancière qu’elle est, mais plus encore en jeune fille jamais guérie d’une curieuse mère. C’est cette curiosité intime qui anime tous ses livres, jusqu’à celui-ci où elle tente de remonter ses propres torrents d’écriture comme un saumon qui va se reproduire. Ainsi reproduit-elle les peurs de l’écriture, les doutes, les tragiques banalités et les grâces folles et si, in fine, elle persille ici et là quelques précieux conseils aux apprentis écrivains, elle partage surtout brillamment son vertige d’auteur, de femme et d’enfant jamais tout à fait guéris. Ce qui fait de sa vie le plus beau de ses romans.

*Écrire est un roman, de Irène Frain, aux éditions du Seuil. En librairie depuis le 6 octobre 2023.

Chick lit place Vendôme.

Aimée, la mère d’Agathe, meurt d’une crise cardiaque.
Agathe, 34 ans, découvre alors chez sa mère des lettres d’hommes et des bijoux.
Aimée était très aimée. 
Et très gâtée.
Les bijoux sont signés Van Cleef & Arpels et valent leur pesant de cacahuètes.
Agathe, du nom d’une pierre, cherche alors à rencontrer ces généreux amants donateurs de bijoux, espère peut-être que l’un d’eux est son père.
Elle pénètre le monde fascinant des bijoux. Celui moins fringant des hommes.
Et voilà qu’elle rencontre un bel belgo-indien.
On est alors page 228 — car tout cela prend du temps —, elle pense : « J’aimerais tant cesser d’être prudente » et, page 263, elle cesse enfin d’être prudente : « Elle presse alors finalement légèrement la main d’Ashok avant de se tourner vers lui ».
À la fin, elle a un papa, un amant, et se dit, page 285, la dernière du livre, qu’elle « est au début d’une magnifique histoire ».
Bref, à l’heure des livres militants, féministes, anti-truc et muche, Carat* est un délicieux ovni.

*Carat, de Marie Charvet, aux éditions Grasset. En librairie depuis le 3 avril 2024.

Pourquoi n’avais-je jamais lu Izzo ?

Et voilà qu’une amie lectrice m’offre la trilogie de Jean-Claude Izzo, Total Khéops, Chourmo et Soléa. À la faveur d’un déplacement à l’étranger, heures d’attente dans les aéroports, j’ouvre le premier tome * et tombe immédiatement sous le charme violent de l’écriture, l’incandescence de Marseille, l’urgence de vivre ou en tout cas de ne pas mourir. Voilà que je replonge dans tout ce que j’aimais chez Lawrence Block et plus tard chez Michael Connelly (des débuts), un vrai roman noir, roman comme dans littérature et noir comme dans âme humaine. Voilà que je découvre un héros comme on les aime, c’est-à-dire pas du tout un héros, mais un homme avec ses clopes, sa bibine, son immense amour des femmes et son incapacité bouleversante à en garder aucune, un flic qui tiendrait à la main son cœur comme une arme. Et c’est déchirant.
Quant à ceux qui préfèrent le côté policier du roman noir, il y a des meurtres pourpres et un viol bien moche, une immondice sur l’immondice des hommes.

*Total Khéops, de Jean-Claude Izzo, Folio Policier. 

Dessine-moi un roman.

« Un premier roman » nous précise, en orange fluo, le bandeau de couverture. Mais le onzième livre de son auteur. C’est dire qu’au rayon des mots (et des dessins puisqu’elle est auteure de bédé), elle en connaît un rayon. 
La voici qui délaisse, le temps de 113 pages, son cayon de papier pour un clavier ou un stylo bille et nous offre Du même bois, un roman écrit comme on dessine, dessiné comme on croque, croqué comme on broie. Car chez Marion Fayolle l’écriture est avant tout une langue, celle de ses personnages, fermiers de génération en génération, tous faits du même bois, des mêmes mots, de la même façon de regarder le monde — celui qui s’arrête à l’enclos, celui qui s’éclaire parfois des lampions du même bal et se réveille aux même beuglements de génisses. Une langue imagée (logique quand on est dessinatrice), haute en couleur, capable de merveilles absolues, belles comme des tableaux. Il y a quelque chose de sublimement désespéré dans ce bref roman — de ce désespoir poétique qui fait de chaque brin de lumière la vie même, comme les champs d’un certain van Gogh ou les ciels d’un certain Turner.

*Du même bois, de Marion Fayolle. Éditions Gallimard. En librairie depuis le 4 janvier 2024. Prix Marcel Pagnol 2024.

Un jour s’est levé.

Je voudrais revenir sur Un jour viendra couleur d’orange, paru chez Grasset en 2020, car voilà que m’a été envoyé ce matin le livre audio qu’en ont fait des élèves du Lycée Victor Hugo d’Hennebont (56700). C’est extraordinaire et je ne peux résister à la joie de vous le partager. Alors merci à chacun, chacune de vous de faire d’un livre un tel chant.

La langue de l’enfance.

C’est une langue qui pousse dans la gorge comme pousse dans la terre le chèvrefeuille ou le coquelicot. Elle nomme les choses du monde que l’on tient dans la main, qu’on écrase et qu’on protège. Elle éclot au fur et à mesure que se déplie le corps et selon que le corps est tordu, élancé, puissant, frêle, les mots se font tour à tour cruels, violents ou éthérés. C’est dans ce retour à la langue de l’enfance que s’aventure ici Paule du Bouchet, dans un récit* qui ressemble davantage à l’essai d’un adulte qui tente de retrouver cet étrange langage fait d’eau et de vent, d’incertitude et de déraison ; pétri de tout sauf, justement, des mots des adultes — dont les idiomes, désagréables et arrogants, veulent toujours avoir raison, toujours avoir le dernier mot. 
À l’arrivée, il me semble que La langue de l’hirondelle est le chant du cygne d’une femme qui réalise qu’elle a perdu sa langue ancienne, et c’est peut-être là, dans la façon dont elle cherche à en retrouver les phonèmes consonantiques et les diphtongues indécises, que se s’apprécie la mélancolie de son texte.

*La langue de l’hirondelle, de Paule du Bouchet, aux éditions Gallimard. En librairie depuis le 8 février 2024.

Ne sont que ceux qui restent.

Il y a quelque chose de terriblement délicat à narrer l’agonie d’un père car, comme l’écrit Nina Bouraoui à propos du sien* : « Ce serait être contemporaine de ma douleur et la vivre deux fois, à l’extérieur et à l’intérieur des mots. L’écriture si elle revenait dans ma main reproduirait les effets d’un poison » (page 184-185). Et pourtant, c’est ce poison qui s’empare de ce récit, cette présence absente déjà qui hante les pages, cette histoire dont la fin annoncée ne réserve aucune surprise, si peu de frémissements : la mort vient sur la pointe des pieds et l’on s’approche avec la même légèreté du corps abandonné, cette dépouille, « ce corps qui a retrouvé son visage, en plus jeune, quarante ans, presque » (page 210). Ainsi la mort embellirait, — ce que personnellement je ne crois pas pour avoir vu les miennes défigurées, évidées, humiliées. 
Grand Seigneur appartient à cette famille des récits impossibles et beaux, car si ces livres là permettent à ceux qu’on aime de durer encore un instant, ils ne commémorent au fond que la vie de l’auteur — cette minuscule digue qui ne retient rien. 

*Grand Seigneur, de Nina Bouraoui, aux éditions JC Lattès. En librairie depuis le 3 janvier 2024.