Archive | Bouquins.

Le début d’autre chose.

Bien que quelques petites références à un récent virus ponctuent ici et là le nouveau livre* de Xavier de Moulins et, du coup, en datent l’histoire, il y a quand même quelque chose de très intemporel dans ce texte. Une formidable ambiance à la Chabrol ; quelque chose de cette province si proche et éloignée à la fois, qui recèle sa part de mystère, abrite ces grandes familles aux secrets lourds et bien gardés, et c’est là que nous emmène brillamment La fin d’un monde.
Un homme revient sur ses terres, retourne voir « le château » (nom donné à une grande maison familiale un peu moche) où il a grandi et qui a été vendu, et, avec lui, tout ce qu’il comptait de souvenirs, de rires, d’odeurs de cuisine, de tonnerres et d’orages, de désirs.
On est soudain déraciné quand la maison de son enfance disparaît, quand d’autres l’y habitent et y tracent une nouvelle histoire. 
Alors tout remonte, comme un cadavre à la surface d’un lac qui s’assèche. On doit affronter ses démons et surtout ses peurs, dont la plus grande, la plus terrifiante : celle de savoir
De livre en livre Xavier se fait le grand ausculteur de nos noirceurs d’enfance et de nos lâchetés d’adulte. Il y a chez lui des comptes jamais réglés, des couples jamais guéris, des enfances jamais réparées et, partant, de formidables espérances.

*La fin d’un monde, de Xavier de Moulins, aux éditions Flammarion. En librairie le 7 février 2024.
PS. Belle phrase, page 245, qui résume fort bien les choses : « Une maison de famille n’a pas ce pouvoir là, tout détruire. Seul l’amour en a la capacité. »

Les pères sont des gens normaux. Normalement.

Un soir d’anniversaire, alors que la fête bat son plein chez lui, un homme vole la Porsche de l’un des invités, s’enfuit avec l’une de ses deux filles (elle a quatre ans) et ils disparaissent tous deux après que le narrateur nous apprenne, dès la quatrième phrase, qu’il a commis l’irréparable.
Voici le point de départ de l’envoûtant premier roman* de Nicolas Cauchy, paru en 2006 et que je viens de découvrir.
Envoûtant, à cause du parti-pris de la narration — elle s’adresse au héros (si l’on peut dire) avec ce vous du vouvoiement qui scande tout le récit, presque comme une stroboscopie ; qui nous désigne l’irréparable tout en nous en maintenant à distance ; ce vous, justement, qui nous retient, comme une laisse un chien prêt à bondir.
Car on aurait envie de bondir dans chacune des pages, sur chacun de ces mots, dans cette horreur qui s’avance, et ouvrir les bras pour faire barrage, l’empêcher, la contenir peut-être. Mais le torrent des mots nous balaie, nous bouscule et nous entraîne, groggy, jusqu’à l’étonnant final, sans que nous n’ayons jamais rien pu faire. 
Parfois la littérature s’amuse à vous casser la gueule.

*La véritable histoire de mon père, de Nicolas Cauchy. Éditions Robert Laffont. En librairie depuis le 19 janvier 2006.

Coup de foudre.

Ce soir-là, après quinze ans de mariage, Chiara et Max s’apprêtent à annoncer à leurs deux enfants qu’ils divorcent*. Mais ce soir-là, c’est leur quinzième anniversaire de mariage qu’ils ont zappé, et pour cause, et, ô surprise, la bonne blague, (tout ce que je détesterai qu’on me fasse) tous les amis, toute la famille, cachés dans le garage, surgissent comme des diables à leur arrivée, et crient de joie.
Et comme chez Sophie Rouvier une joyeuse perversion** ne vient jamais seule, voilà qu’on leur offre une semaine à New York en amoureux, où ils partent, bras dessus bras dessous, histoire de ne pas casser l’ambiance.
Là où le scénario, pétri d’une écriture fluide, légère, efficace, pourrait sombrer dans la plus vénale des com’rom’, l’habileté rouée et l’esprit jubilatoire de Sophie, nous entraînent vers une histoire plus intime et profonde qu’il n’y parait — je me hasarderai même à dire, plus personnelle.
Et c’est justement là, dans cette façon qu’elle a de persiller des douleurs profondes au milieu du bruit des autres que réside ce grand talent de Sophie qui s’affirme de livre en livre. Alors oui, un coup de foudre pour cette foudre-là.

*Et puis la foudre, de Sophie Rouvier aux éditions Fayard. En librairie depuis le 22 mars 2023.
**S’il vous plaît, à ce propos, lisez ou relisez Vous prendrez bien un dessert, aux éditions Daphnis et Chloé (2015) et Charleston (2020).

Mortel.

Voici un formidable huis-clos. Une assemblée (houleuse) de copropriétaires et, dans les toilettes attenantes à la salle où elle se tient, le corps poignardé d’un homme à l’exécrable réputation, également copropriétaire. 
Lequel d’entre eux est le coupable ?
Au-delà de l’enquête qui, ici, s’intéresse davantage à la psychologie de chacun qu’à être un épisode des Experts, Frank Andriat nous tend un épatant miroir de nos humanités. 
Ainsi, cette assemblée devient la parfaite métaphore de ces lieux où un homme seul est capable de bouleverser l’équilibre d’un groupe (on pense à une entreprise, un État, une île, même — comme dans l’inoubliable Sa majesté des mouches) et où le groupe, presque malgré lui, ne peut rien faire d’autre que se défendre s’il veut survivre. 
L’efficacité de ce roman noir tient beaucoup à l’enquête que mène le narrateur, flanqué d’un jubilatoire Youssef, sur les raisons que chacun aurait eu de zigouiller le monstre, en nous interrogeant sur nos propres motivations possibles à nous défaire de quelqu’un. Et c’est là une nouvelle facette de la dextérité de Frank qui nous avait plutôt habitué à des personnages peuplés de bonté : nous présenter cette fois des gens aux cœurs plus sombres, aux regards plus durs, comme si, malgré son ahurissant optimisme, quelque chose en lui finissait par pousser, le bousculer, et qui se nomme, pour notre plus grand malheur, la réalité. 

*Mortelle assemblée de copropriété, de Frank Andriat, aux éditions F Deville. En librairie depuis le 11 janvier 2024.
PS. Et puisque le hasard me fait chroniquer le nouveau livre de Frank juste après le nouveau livre de Romain Puértolas (ci-dessous), je ne peux que vous recommander la revigorante lecture de Sauver la peau Romain Puértolas, écrit par un certain…Frank Andriat. (Éditions Genèse, en librairie depuis le 4 juin 2021).

Comment Puértolas s’amuse (et nous amuse).

Il y a, rue Henri Monnier à Paris, une petite boutique de vêtements pour enfants, au nom charmant : Juju s’amuse, et c’est à cela que je pensais en lisant le dernier roman de Puértolas*. 
Romain s’amuse.
Le voici, pour son dixième livre, et après ses derniers romans à énigme, à se mettre lui-même en scène dans une « roman-quête » sur le très célèbre suspect d’un quintuple meurtre et de l’assassinat de deux chiens. Le voilà qui s’en donne à cœur joie à imaginer ses différentes fuites, différentes hypothèses d’évaporation — est-il parti en Espagne ? aux États-Unis ? vit-il à La Bastide-de-Bousignac (339 habitants au fin fond de l’Ariège) dans la maison mitoyenne de celle de Romain qui se remet d’une séparation (d’autant plus douloureuse que sa femme Patricia l’a quitté pour un autre écrivain) ?
Bref, Romain s’amuse à échafauder mille hypothèses toutes plus probables les unes que les autres puisque dans cette affaire tout est improbable et que nul n’a encore le mot de la fin si ce n’est peut-être le romancier qui s’amuse encore et toujours et auquel sa femme a supposé, avant qu’elle ne parte pour l’autre : « Tu sais, à force d’imaginer, tu vas peut-être tomber sur la vérité ». 
Et l’imagination, Romain en a. 
En déborde, même.
Comment j’ai retrouvé Xavier Dupont de Ligonnès se lit comme on regarde un faux-documentaire (je pense aux génialissimes Documents interdits de Jean-Teddy Filippe ou au jubilatoire Best in show de Christopher Guest) tout en buvant un Canada Dry (qui est doré comme l’alcool, dont le nom sonne comme un nom d’alcool, mais qui n’est pas de l’alcool). On se fait avoir, mais c’est bon.

*Comment j’ai retrouvé Xavier Dupont de Ligonnès, de Romain Puértolas, aux Éditions Albin Michel. En librairie le 10 janvier 2024.

Noël·e.

On dira ce qu’on voudra — qu’il faut des sapins en papier recyclé, interdire les crèches, tuer le père barbu au nez rouge, décapiter l’âne et le bœuf de plâtre, rayer le vinyle de Tino Rossi, offrir des vêtements de deuxième main (et ainsi priver Emmaüs d’aider ceux qui ont froid), savourer une bûche au tofu, revendre ses cadeaux sur eBay, brûler les films de Depardieu et Depardieu lui-même, il en restera toujours que la joie d’un gamin le jour de Noël est d’une immense et fragile beauté et nous rappelle à quel point nous l’avons perdue, cette joie, et avec elle notre capacité d’émerveillement. Joyeux Noël et belles Fêtes à tous.

Sont réédités aux États-Unis les livres de Noël du temps où les grands étaient petits.

L’alpiniste de l’intime.

Après son terrible et magnifique livre sur la disparition de sa fille Agathe*, Didier Pourquery ici** s’attaque à une montagne difficile, une face Nord : le Père. Le sien. Christian. Mort le 7 mars 1979, dans un accident de la route alors qu’il conduisait (rapidement suppose-t-on) une R16 TX sur la RN 10. Il avait 47 ans.
C’est vingt ans plus tard, tandis qu’il se recueille sur sa tombe en compagnie de son frère que Didier se rend compte qu’au fond, « on ne le connaissait pas, hein ? ».
Ce Père.
Alors le voilà s’équipant du piolet de la curiosité et des crampons de la patience à l’assaut de celui qu’il ne connaissait pas et dont il nous raconte la singulière trajectoire, depuis son Bordelais natal, dans cette France des Trente Glorieuses, cette France qui se convertit à la modernité (les aspirateurs modernes, les pots modernes pour bébé, les métiers modernes) dans un ton faussement léger, oscillant entre une aimable mélancolie et un esprit très… moderne.
Une histoire de Trente Glorieuses est donc juste l’élégant portait d’un homme que le fils dépeint ainsi (page 190) : l’homme sans passé est un homme sans image.
Mais après cette courageuse ascension dans le passé, Didier revient avec une belle histoire et de jolies images. 
Celles d’un père que rien n’arrêtait. 
À part un camion, une nuit, sur une nationale.

**L’été d’Agathe, chez Grasset (2016).
**Une histoire des Trente Glorieuses, de Didier Pourquery, aux éditions Grasset. En librairie depuis le 18 octobre 2023.