Archive | Bouquins.

Le joli mâle.

Bien sûr — puisqu’on est chez Emma Becker et que depuis son aimablement sulfureux La Maisonl’introduction du porno dans sa littérature est une marque de fabrique —, il y a dans Le Mal joli, pages 58,59 et 60, une longue scène de lavement anal préalable à une sodomie, pages 189 à 191, un anulingus fort documenté et, partout ailleurs beaucoup d’enculades (sic), de pompages (re-sic), de foutre, de draps trempés et de pantalons tachés mais, et à part faire frétiller quelques viagroneux, ce n’est pas le cul pour le cul qui est ici important, mais le fait qu’il devient langage.
En effet, la passion de l’héroïne pour son joli mâle, et vice versa, vire assez vite à l’obsession, puis à la passion, et c’est d’abord avec le langage de la chair que l’exprime Becker avant de s’aventurer avec brio dans le langage des mots, le sang du verbe, toutes ces choses qui soudain ne se touchent plus, ne se dévorent plus, mais se ressentent — pour ceux qui en ont le don. Et si la bonne société nous présente encore la passion adultérine comme coupable et la chair crue comme une immondice, Becker s’en fiche royalement, et les revendique même, au nom que « se dire que sans cette personne qui a tout brisé par sa seule présence, on aurait pu passer à côté de sa vie sans même sans rendre compte ».
Le mal joli est un livre passionné sur une passion — celle d’Emma Becker et Nicolas d’Estienne d’Orves. Et si tout n’y est pas totalement réel, tout y est totalement vrai.

*Le Mal joli, de Emma Becker aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 21 août 2024. Prix de la rentrée 2024 du festival des écrivains chez Gonzague Saint Bris. En lice pour le Prix Femina.

Un homme a disparu.

À 17 ans, Constance, une jeune parisienne, tombe profondément amoureuse de Yaoundé et d’un Camerounais de dix ans son aîné. Elle ne le verra qu’un ou deux mois par an pendant cinq ans, puis il disparaîtra — comme la vapeur qui s’évanouit d’une bouche, le sel que l’eau dissout.  
Plus tard, elle deviendra écrivaine, écrira un jour sur cette disparition au travers d’une autre, celle d’une femme cette fois, disparue le 24 mai 1991 dans les boues du régime de Paul Biya ; dans le déferlement de coups pourpres, le tumulte des sangs.
C’est alors qu’elle retourne au Cameroun pour présenter son livre et en découvrir la fin.
Une femme a disparu* est un roman étrange ; étrange au sens de cette étrange beauté de l’Afrique où ce qu’on en voit n’est pas ce qui se montre, où la peau peut avoir à la fois la fragilité d’un givre et la rugosité d’une écorce, où une disparition peut recéler la présence d’un fantôme, d’une âme ou d’un chant. Ce livre est une lettre précieuse au disparu, une bouteille lancée à la mer houleuse de l’absence.
Outre l’élégante écriture toute en dentelles d’Anne-Sophie, la plus grande délicatesse de son texte, c’est, in fine, les retrouvailles de Constance avec sa part disparue, sa part de lumière que les cendres dansantes de ses fantômes étouffaient, inexorablement. 

*Une femme a disparu, de Anne-Sophie Stefanini, aux éditions Stock, coll La Bleue. En librairie depuis le 21 août 2024.

Les Prix de l’hiver.

Voici qu’après huit plus que formidables romans noirs, Olivier Norek nous livre un roman blanc. Blanc comme neige. Comme froid. Comme Finlande. 
Comme mort blanche.
Voici qu’un auteur de « genre » sort de sa ligne, flirte avec un autre genre, comme Romain Gary avant lui, ou Pierre Lemaître, ce genre qu’on nomme littérature (comme si, ce qu’il avait écrit jusqu’ici n’en était pas !). 
Et voilà qu’avec son écriture encore plus puissante qu’auparavant, encore plus ample, plus poétique aussi, plus magnifiquement cruelle, il nous raconte les 98 jours de la guerre d’hiver 1939 — qui vit trois millions de finlandais résister à cent dix millions de russes. 
Il nous raconte la vaillance héroïque et muette de soldats oubliés et parmi eux, la naissance d’une légende, un enfant de l’âge d’un tueur, un sniper hors pair, Simo Häyhä, surnommé la Mort Blanche, dans un roman hypnotique, brûlant et glaçant à la fois.
Un merveille.
Comme un diamant de neige.
Alors forcément — et c’est là une vraie raison de se réjouir —, les jurés des Prix d’hiver* ne s’y sont pas trompés, acceptant enfin qu’on puisse être un auteur qui navigue d’un genre à un autre, un véritable écrivain, en somme, un homme de surcroît absolument charmant fidèle depuis toujours à une Maison qui ne figure jamais sur les listes de Prix, alors oui, je prie pour qu’Olivier décroche la timbale.
Ce serait mérité. 
Inspirant.
Indiscutable.

*Les Guerriers de l’hiver, d’Olivier Norek, aux éditions Michel Lafon, (en librairie depuis le 29 août 2024) figure sur la liste du Goncourt, du Renaudot et du Malraux.

La voie de Caruso.

Il fallait bien qu’un jour je cède à la sirène d’un livre de développement personnel car n’est-ce pas en goûtant que l’on affine son goût ? La sirène, c’est Aurélie Caruso, rencontrée cet été à La Baule autour de mes livres et qui parvint surtout à me parler du sien avec tant d’étoiles dans les yeux que je ne résistai pas à l’envie de m’y plonger. (Dans le livre, pas les yeux).
La Souffleuse de cœur* raconte donc le burn-out de Romane, avocate genevoise de la cause des femmes. Bien sûr elle est jolie, aisée et célibataire — ce qui semble être le minimum pour candidater à la grosse déprime. 
Un médecin lui conseille alors l’usage de psychédéliques pour descendre au lieu de son infortune, ce qu’elle fait, ainsi que de méditations. La voilà aimantée par ce versant différent de la médecine. Elle rejoint une communauté éco-quelque chose, potager et toilettes sèches, gens tous charmants, polis et bienveillants, et y croise un gars, beau gars au demeurant (oui, oui, ils finiront ensemble). Plus tard, elle entreprend un voyage au Pérou pour s’y livrer, sous l’autorité d’un chaman, à l’expérience de l’ayahuasca (vomissement, diarrhée et joie) à l’issue de laquelle elle se sera trouvée, quittera son job, travaillera dans une ONG et vivra face à la mer dans la maison bretonne en bois du gars mentionné ci-dessus. 
Ne voyez surtout aucune ironie dans cette chronique. Je me sens, face à ce texte, un peu comme la poule devant l’œuf. Ce qui m’a surpris ici, au-delà de la grande sincérité d’Aurélie Caruso (dont Romane est plus que probablement le double romanesque), au-delà de son grand enthousiasme à partager ses expériences, c’est l’absence de réel, l’absence du poids des choses et des contingences — comme si le monde raconté était déjà un monde parallèle, une sorte de Truman Show.
Ceci dit, méfiance. Certains de nos bons politiciens semblent eux aussi tomber dans les sirènes de ces vies parallèles. Pour preuve cette vision de Marine Tondelier (EELV) à propos de la Booty Therapy qu’elle endosse : « C’est une revendication du fait de s’assumer tel que l’on est, d’accepter son physique, d’assumer son histoire, d’appréhender ses émotions et de les libérer (…). Les personnes peuvent relâcher leurs émotions et guérir une partie de leurs traumas et épreuves à travers des exercices collectifs ». 
Je ne sais pas si en se remuant les fesses, Tondelier a trouvé sa voie, en tout cas, en remuant les mots, Caruso a assurément trouvé la sienne.

*La Souffleuse de cœur, de Aurélie Caruso. En librairie et sur Amazon depuis le 29 novembre 2023.

Du bruit et du silence qui s’en suit.

Une vieille dame entend un bruit dans son appartement. Cela devient une obsession. Sa fille et son petit-fils débarquent pour l’aider à débusquer l’origine de ce bruit, mais eux n’entendent rien. Qu’entend-on d’ailleurs du bruit des autres, de leurs cris de silences, de leurs douleurs muettes ? Ce bruit qu’elle est seule à entendre, ce bruit dans sa tête, c’est le bruit, disait Prévert, que fait le bonheur en s’en allant. Le bruit du temps où l’on vivait ensemble dans ce merveilleux quartier de Marakech, « ce bruit qui se forme quand les vies s’affirment » (page 122) ; et puis le tragique du temps ; le bruit devient pierre et la pierre silence, qui écrase les derniers murmures des derniers juifs, emportant tout et nous abandonnant au vacarme du nouveau monde. Tout le bruit du Guéliz* est un premier roman brillant, poétique et mélancolique — et j’aime profondément l’idée qu’un jeune écrivain de 27 ans ait eu l’audace de se retourner et de retourner au chemin parcouru pour arriver jusqu’à lui.

*Tout le bruit du Guéliz, de Ruben Barrouk, aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 21 août 2024.

J’adore les rencontres.

Comme celle-ci l’an dernier à la Foire du Livre de Paris. 
À l’issue d’une autre rencontre publique animée par Mohammed Aïssaoui, voilà que je fus abordé par une femme qui venait d’écrire un roman et me demandait si je voulais bien le lire. 
Bien sûr, répondis-je. 
Je reçus son manuscrit à New York, quelques semaines plus tard. Il était fort épais et son titre m’inquiétait un peu. Je le mis donc sur ma pile — pour plus tard. Et plus tard, justement, elle me demanda par mail si j’avais eu le temps d’y jeter un œil. 
Bien joué. 
Je me mis donc sans tarder à sa lecture et, dès les première pages, fus happé, séduit, envouté même, par son écriture brillante, lumineuse, poétique et parfaite. Tout autant que par son histoire. 
Celle d’une femme qui cherche à se retrouver après les bousculades d’un père, les errances d’une famille, les tourbillons d’une vie ; une femme qui décide enfin de s’aimer car il n’y a qu’en s’aimant que l’on peut aimer le monde. 
Et être aimée à son tour. 
Le Tube de Coolidge* est un premier roman d’une très grande beauté ; immense, comme le talent de son auteur. 
Quel bonheur, dix-huit mois plus tard de le savoir là. Vivant. Un cœur qui bat à portée de main. 

*Le tube de Coolidge, de Sonia Hanihina, chez JC Lattès. En librairie le 21 août 2024. 

Un auteur à suivre, à filocher, à traquer.

Voici un premier polar* si bien fait qu’on le croirait d’ailleurs traduit de l’américain, et s’il n’est pas encore, scénaristiquement parlant, au niveau d’un Block ou d’un Connelly, parions que Alain Decker, d’ici deux ou trois livres comptera parmi les grandes plumes polardeuses françaises.
Jours de ténèbres se lit d’une traite par la grâce de son écriture fluide, son rythme et ses ténèbres, et même si je pense que le tout aurait gagné à être resserré (mais que voulez-vous, quand on écrit un premier livre on est toujours un peu bavard), on tient là ce genre de livre haletant qui nous pousse toujours plus vite à en connaître la fin.
Le problème, comme souvent chez Harlan Coben d’ailleurs, c’est que ces histoires qui commencent sur les chapeaux de roues peinent à délivrer un final à la hauteur de leurs promesses car, franchement, les raisons qui poussent un assassin (à part ceux du génialissime Thomas Harris) à énucléer, dévorer un cœur ou coudre une bouche ne sont jamais vraiment une surprise.
Mais ce n’est pas là l’important dans un polar. C’est le chemin qui nous a fait panteler, tourner les pages en tremblant, donner envie d’être à la fin déjà et surtout ne pas y être encore, et de ce côté-là, Decker a plus que tenu la corde.

*Jours de ténèbres, de Alain Decker, aux éditions Robert Laffont, coll La bête noire. Grand Prix des Enquêteurs 2023. En librairie depuis le 14 septembre 2023.

Un long voyage en mère.

Dans la dédicace qu’elle a jointe à son livre, Karine m’écrit ceci : Bienvenue à bord de Dernier bateau pour l’Amérique où s’enchevêtrent la fiction et la vrai vie, le très intime et la grande histoire ». 
La fiction, c’est ce que Karine va tenter de reconstituer de la vie de sa mère qui vient de mourir, et la vraie vie est ce qu’elle va en découvrir : cette effarante absence d’amour maternel. C’est là, dans cette lisière floue entre la réalité et la vérité qu’elle navigue avec beaucoup d’émotion et de pudeur, dans le sillage reconstitué (dont on pourrait dire d’après une histoire vraie) de sa mère.
Parlons-en, de sa mère. La guerre. La persécution contre les juifs. La fuite en bateau en Amérique. Son immense don de pianiste. Cette vie au loin qui s’ouvre, comme une promesse. Et puis le retour à Bruxelles, cette déchirure. Ce piano qui la suit, comme une ombre, une joie, une menace. Et l’amour enfin. Un goy. Un beau parleur. Un salaud. Et la chute infinie en soi.
Revenons à Karine. Une auteure qui soudain interrompt le roman qu’elle est en train d’écrire pour écrire ce livre-ci parce que sa mère vient de mourir et que le froid se fait tout à coup. Violent. Des ronces de glace. Il lui faut alors urgemment dénicher, débusquer, déterrer même, les mots qui la séparent et la relient à cette mère fantôme. 
Dernier bateau pour l’Amérique est le beau livre d’une traversée à travers un livre en train de s’écrire. Le plus difficile. Le plus douloureux.
Le livre sur la mère.

* Dernier bateau pour l’Amérique, de Karine Lambert, aux éditons La Belle Étoile. En librairie depuis le 13 mars 2024.