Archive | Bouquins.

Comment Puértolas s’amuse (et nous amuse).

Il y a, rue Henri Monnier à Paris, une petite boutique de vêtements pour enfants, au nom charmant : Juju s’amuse, et c’est à cela que je pensais en lisant le dernier roman de Puértolas*. 
Romain s’amuse.
Le voici, pour son dixième livre, et après ses derniers romans à énigme, à se mettre lui-même en scène dans une « roman-quête » sur le très célèbre suspect d’un quintuple meurtre et de l’assassinat de deux chiens. Le voilà qui s’en donne à cœur joie à imaginer ses différentes fuites, différentes hypothèses d’évaporation — est-il parti en Espagne ? aux États-Unis ? vit-il à La Bastide-de-Bousignac (339 habitants au fin fond de l’Ariège) dans la maison mitoyenne de celle de Romain qui se remet d’une séparation (d’autant plus douloureuse que sa femme Patricia l’a quitté pour un autre écrivain) ?
Bref, Romain s’amuse à échafauder mille hypothèses toutes plus probables les unes que les autres puisque dans cette affaire tout est improbable et que nul n’a encore le mot de la fin si ce n’est peut-être le romancier qui s’amuse encore et toujours et auquel sa femme a supposé, avant qu’elle ne parte pour l’autre : « Tu sais, à force d’imaginer, tu vas peut-être tomber sur la vérité ». 
Et l’imagination, Romain en a. 
En déborde, même.
Comment j’ai retrouvé Xavier Dupont de Ligonnès se lit comme on regarde un faux-documentaire (je pense aux génialissimes Documents interdits de Jean-Teddy Filippe ou au jubilatoire Best in show de Christopher Guest) tout en buvant un Canada Dry (qui est doré comme l’alcool, dont le nom sonne comme un nom d’alcool, mais qui n’est pas de l’alcool). On se fait avoir, mais c’est bon.

*Comment j’ai retrouvé Xavier Dupont de Ligonnès, de Romain Puértolas, aux Éditions Albin Michel. En librairie le 10 janvier 2024.

Noël·e.

On dira ce qu’on voudra — qu’il faut des sapins en papier recyclé, interdire les crèches, tuer le père barbu au nez rouge, décapiter l’âne et le bœuf de plâtre, rayer le vinyle de Tino Rossi, offrir des vêtements de deuxième main (et ainsi priver Emmaüs d’aider ceux qui ont froid), savourer une bûche au tofu, revendre ses cadeaux sur eBay, brûler les films de Depardieu et Depardieu lui-même, il en restera toujours que la joie d’un gamin le jour de Noël est d’une immense et fragile beauté et nous rappelle à quel point nous l’avons perdue, cette joie, et avec elle notre capacité d’émerveillement. Joyeux Noël et belles Fêtes à tous.

Sont réédités aux États-Unis les livres de Noël du temps où les grands étaient petits.

L’alpiniste de l’intime.

Après son terrible et magnifique livre sur la disparition de sa fille Agathe*, Didier Pourquery ici** s’attaque à une montagne difficile, une face Nord : le Père. Le sien. Christian. Mort le 7 mars 1979, dans un accident de la route alors qu’il conduisait (rapidement suppose-t-on) une R16 TX sur la RN 10. Il avait 47 ans.
C’est vingt ans plus tard, tandis qu’il se recueille sur sa tombe en compagnie de son frère que Didier se rend compte qu’au fond, « on ne le connaissait pas, hein ? ».
Ce Père.
Alors le voilà s’équipant du piolet de la curiosité et des crampons de la patience à l’assaut de celui qu’il ne connaissait pas et dont il nous raconte la singulière trajectoire, depuis son Bordelais natal, dans cette France des Trente Glorieuses, cette France qui se convertit à la modernité (les aspirateurs modernes, les pots modernes pour bébé, les métiers modernes) dans un ton faussement léger, oscillant entre une aimable mélancolie et un esprit très… moderne.
Une histoire de Trente Glorieuses est donc juste l’élégant portait d’un homme que le fils dépeint ainsi (page 190) : l’homme sans passé est un homme sans image.
Mais après cette courageuse ascension dans le passé, Didier revient avec une belle histoire et de jolies images. 
Celles d’un père que rien n’arrêtait. 
À part un camion, une nuit, sur une nationale.

**L’été d’Agathe, chez Grasset (2016).
**Une histoire des Trente Glorieuses, de Didier Pourquery, aux éditions Grasset. En librairie depuis le 18 octobre 2023.

Les 40 lettres de l’alphabet de Michaël Hirsch, Ivan Calbérac et Elsa de Saignes.

Voilà un livre qu’on m’a offert à l’occasion d’un petit dîner organisé à la maison et j’ai toujours pensé qu’un livre, en de telles circonstances, était bien plus agréable à recevoir qu’une bouteille de vin ou de champagne (ça enivre sans donner de gueule de bois), que des fleurs (les feuilles d’un livre ne fanent pas) ou qu’une boite de chocolat (ça réconforte tout autant sans rester sur les cuisses ou le bedon). Bref, dès le lendemain, je me suis empressé de découvrir ces quarante lettres adressées à des personnalités aussi différentes que Woody Allen, Donald Trump, Jacquie et Michel (à ne pas confondre avec Michel et Augustin), Miss France ou encore Nutella (oui, la pâte à tartiner) et j’avoue avoir souvent souri, non pas juste à cause du contenu mais aussi à la façon timbrée dont elles sont rédigées, truffées de jeux de mots — filles très douées de l’Almanach Vermot et de Raymond Devos. 
Lettre ou ne pas lettre est à lire un soir de mauvaises nouvelles dans le monde, c’est-à-dire, tous les soirs et retrouver un sourire bienheureux. Enfin.

*Lettre ou ne pas lettre, de Michaël Hirsch, assisté de Ivan Calbérac et Elsa de Saignes, aux Éditions Plon. En librairie depuis le 19 octobre 2017.

Croix de bois, croix de fer, si vous ne lisez pas ce livre, allez en enfer.

Bien qu’ayant figuré sur les listes du Goncourt, du Renaudot, du Grand Prix de l’Académie française, Croix de Cendre* est reparti bredouille. 
La bonne nouvelle, c’est que nous nous ne sommes pas bredouilles pour un sou. Nous voilà lecteurs heureux, comblés, d’un immense roman, dans la lignée prestigieuse du Nom de la Rose, qui portraiture (entre autres) magistralement Maître Eckhart théologien mystique et prêcheur le plus admiré de la chrétienté du XIVe siècle, dans une épopée digne d’un thriller, et dans lequel j’ai lu la plus époustouflante des batailles, le siège de Kaffa, en Crimée (1345-1347) par les Tartares qui catapultaient des cadavres dévorés par la Peste. 
Dommage que les jurys préfèrent les textes à la mode, c’est-à-dire ce qui se démode, disait Coco Chanel. Ici, on est dans ce qui durera. Un grand livre.

*Croix de cendre, d’Antoine Sénanque, aux éditions Grasset. En librairie depuis le 16 août 2023.

Impossibles adieux.

Il m’a été curieux de lire ce livre au moment même où, en Ukraine, en Israël et ailleurs, les uns massacrent allègrement les autres, de découvrir ce livre à l’étrange beauté, Impossibles adieux*, qui évoque la tuerie, par le gouvernement coréen, de 30.000 personnes, hommes, femmes, enfants, sur l’île de Jeju en 1948, soupçonnés qu’ils étaient d’être communistes. Il faut décidément bien peu de soupçons pour tuer un homme.
Han Kang (Man Booker Prize 2016), dont on dit qu’elle est la plus grande voix coréenne, nous livre ici un texte d’une beauté de neige et de feu où la grâce de la poésie le dispute à l’horreur de la chose enfouie ; ici tout est mystères et apparences, un oiseau revit plusieurs fois, des mots ressuscitent dans la mémoire gelée, la parole se fait flocon, fond, redevient source ; l’écriture est virtuose et lente, elle est de la famille de ces musiques qui finissent pas vous posséder si vous acceptez enfin de lâcher prise et de croire qu’on peut croire à l’incroyable.

*Impossibles adieux, de Han Kang, traduit du coréen par Kyugran Choi et Pierre Bisiou. Éditions Grasset, coll En lettres d’ancre. En librairie depuis le 23 août 2023. Pris Médicis Étranger 2023.

Une magnifique envolée.

Quatre ans après le bouleversant Soir de fête*, co-écrit avec Zineb Dryef, Mathieu Deslandes revient en solo avec un texte d’une rare délicatesse, Tombé du ciel** — délicatesse que le verbe employé dans le titre ne laissait pas supposer. En effet, tomber évoque l’écrasement, tomber fait du bruit, tomber casse les choses et les gens. Rien de tel ici. 
Une envolée, plutôt. 
Mathieu avait deux ans lorsque son père est mort, tombé avec l’échafaudage d’un chantier sur lequel il travaillait. Quarante ans plus tard, le tisonne « son désir de [lui] rendre hommage » (page 65) et l’orphelin, qui est également un formidable journaliste, part sur les traces de ce père envolé.
S’en suit un récit tout en pudeur, en élégance où le pathos et le larmoyant n’ont jamais leur place.  Au contraire. On suit, et c’est poignant parce que cela réveille en nous quelques regrets, la façon dont un fils fait connaissance avec son père et je crois que tout ce livre précieux tient en cette expression si délicate, si dangereuse à la fois, si humaine et si rare aujourd’hui : faire connaissance.
Faites à votre tour connaissance avec lui, il possède la grâce des retrouvailles.

*Soir de fête, de Mathieu Deslandes et Zineb Dryef. Chez Grasset. En librairie depuis le 28 août 2019.
**Tombé du ciel, de Mathieu Deslandes. Chez Grasset. En librairie depuis le 4 octobre 2023.

La plus longue annonce de demande d’emploi jamais écrite.

Franck Courtès découvre une lapalissade : Écrire des livres ne fait pas vivre son homme. Bien sûr, il y a toujours quelques exceptions qui confirment la règle, elles ont pour nom Dicker, Grimaldi, Tesson, Bussi, Musso, da Costa et une trentaine d’autres. Tout le reste, comme disait ma mère, c’est de la petite bière.
Franck, donc, que j’ai bien connu (nous avons fait ensemble la rentrée littéraire Lattès en 2014, lui avec Toute ressemblance avec le père et moi avec On ne voyait que le bonheur) nous revient avec un livre* où il raconte qu’il a mis fin à sa carrière lucrative de photographe portraitiste de célébrités (la faute au numérique qui ne lui donnait pas de plaisir) pour s’ébrouer dans celle d’écrivain.
Il publia donc en 2013 un premier recueil de nouvelles qui connut un indéniable succès avec 5000 exemplaires vendus et obtint même un Prix SGDL. Soudain, ça y était, sa route était toute tracée : il allait vivre de son art, sa plume, ses mots. Patatras. La réalité reprit très vite le dessus, ses livres suivants ne marchèrent pas malgré quatre passages à « La Grande librairie » chez son ami Busnel, malgré d’élogieux papiers ici et là ; comme nous tous, il découvrit la brutalité de l’économie du monde des livres. 
À environ deux euros bruts par livre, combien doit-on en vendre pour s’offrir un bon gueuleton avec un pote dans un resto parisien ? Et je ne parle même pas d’un loyer**.
À pied d’œuvre est le récit de sa vie de travailleur au noir pour survivre et garder du temps pour écrire. On apprend qu’il apprend à démonter une mezzanine, monter une étagère, descendre des sacs de gravats, débroussailler un balcon, nettoyer des vitres, transporter des meubles, bref un catalogue des petits boulots utiles en temps de disette, jusqu’à cette cliente en « débardeur de toile fine » qui l’émoustille : « Cela enfle malgré moi, comme la levure dans le pain » (page 132).
Ma petite frustration vient de que Franck n’a utilisé aucun de ses outils d’écrivain pour écrire le travail— il a juste fabriqué 184 pages avec la liste de ses petits boulots pour nous convaincre qu’il est un homme à tout faire —, car, lorsque le travail nourrit la littérature et vice versa, cela peut confiner au sublime, ainsi À la ligne*** de Joseph Ponthus que je vous recommande, pour le coup, absolument.

*À pied d’œuvre, de Franck Courtès. Chez Gallimard. En librairie depuis le 24 août 2023.
**Franck nous apprend dans son livre qu’il jouit gracieusement d’un petit appartement familial.
***À la ligne, feuillets d’usine, de Joseph Ponthus. Éditions de La Table Ronde. En librairie depuis le 3 janvier 2019.