Archive | Bouquins.

Rochette, le dernier roi.

Après le très beau Fondu au noir (ci-dessous), voici une merveille absolue de roman graphique. La Dernière reine**, de Rochette, l’histoire d’Édouard Roux, gueule cassée de la Grande Guerre qui retrouve l’amour auprès de Jeanne Sauvage, sculptrice animalière.
Elle lui redonne un visage. Il lui offre la beauté sauvage de la nature, le vertige du Vercors. Il lui révèle, dans les méandres des grottes du cirque d’Archiane, l’histoire de la dernière reine, la dernière ourse, tuée par les hommes, un méchant coup de fusil en 1898 — ces mêmes brutes qui, dit Édouard page 224, « ont exploité le monde jusqu’à sa racine ». 
Tous deux redessinent le monde et il donne furieusement envie.
La Dernière reine est une histoire magnifique, intense, crépusculaire et d’une très grande pureté. Les dessins sont de toute beauté, de toute poésie, et les quelques planches silencieuses plus éloquentes que cent lignes. Alors, s’il vous reste un dernier livre à lire, c’est celui-ci ; et, s’il vous plaît, Jean-Marc, dites-nous que vous avez menti, que La Dernière reine n’est pas votre dernier livre**.

*La Dernière reine, de Jean-Marc Rochette. Éditions Casterman. En librairie depuis le 5 octobre 2022. Livre de l’année 2022 LIRE. Grand Prix de la BD ELLE 2022. Grand Prix RTL de la BD 2022. 
** https://www.midilibre.fr/2022/12/20/affaire-bastien-vives-jean-marc-rochette-auteur-de-bd-multi-recompense-annonce-mettre-fin-a-sa-carriere-10879879.php

Les années glauques d’Hollywood.

J’ai lu quelque part que l’été était propice aux romans sentimentaux et aux polars — les romans de plage. Aussi, pour ceux qui profitent encore de la plage, sans la foule cette fois, les roquets, les mégots et les cris, alors voici un bon livre *. Un polar rudement bien troussé, avec des images (histoire de ne pas trop se fatiguer les yeux sur uniquement des lignes en petits caractères), des filles aussi jolies que celles qu’on voit parfois sur le sable, des salauds, des vrais méchants et, pour une fois, pas de flic qui vient nous dénouer tout ça, mais un scénariste de retour de guerre, englué dans un PTSD, le tout dans les années terribles — 1948, vous vous souvenez, quand le tout Hollywood dénonçait à tour de bras ses petits copains comme communistes pour pouvoir continuer à tourner. 
Fondu au noir est l’histoire d’un film noir qui ne parvient pas à aboutir, de son actrice principale retrouvée assassinée, de ce scénariste au talent broyé et son pote scénariste lui aussi, doué mais brisé. Ça fume tout le temps, ça picole tout le temps, ça fait penser à du Dashiell Hammett, du Richard Fleischer, c’est du pulp fiction, c’est du cinoche, c’est tout ce qu’on aime.

*Fondu au noir, de Ed Brubaker (scénario), Sean Phillips (dessins) et Elizabeth Breitweiser (couleur — sublissime). 335 pages suivies d’une formidable série de dessins. Aux éditions Delcourt. En librairie depuis le 9 novembre 2017. Quelques pages ici.

Au père.

J’adore le titre, Lettre au père*. Pas à mon père, pas aux pères, juste au père, sans majuscule à P, sans rien qu’un substantif ordinaire, un père pas nommé, peut-être même pas le sien, et dans ce choix il y a déjà tout le contenu qui suit, tout ce qui sépare, divise même. Lettre au père de Kafka est un texte formidable (entièrement au passé simple, quel bonheur) qui trace implacablement les fissures lentes entre un fils (refoulé) et son père (pervers narcissique avant l’heure). Un tracé si puissant qu’il n’a besoin ni de colère ni de haine. Outre l’enfance bousculée dans ses petits riens, on assiste à la naissance d’un écrivain — mon activité littéraire, écrira-t-il, et il y a dans le mot même d’activité quelque chose qui sonne comme un aveu. Magnifique et bouleversant.

*Lettre au père, de Franz Kafka (1919). Merci aux éditions Ebooks libres et gratuits grâce auxquelles je suis tombé par hasard sur cette pépite. La voici en intégralité: Lettre au père.

Une histoire proche.

Revoici l’ami Frank avec son 108ème livre (si mes calculs sont bons), Une île lointaine*, à classer probablement dans ses textes « jeunesse », mais comme nous avons tous conservé une part d’enfance, faute de quoi nous serions de bien piètres adultes, il s’adresse finalement à chacun de nous. 
L’histoire est simple. Valentin a quinze ans, cette année-là, Apollon, son chien, un drahthaar de 91 ans — en âge humain — et Papy, son grand-père de 13,5 ans — en âge canin— vont mourir. 
L’adolescent appréhende pour la première fois l’éphémérité et la finitude de la vie et là où excelle le talent de Frank c’est que, loin de nous tirer quelques larmes ou de se complaire dans une philosophie niaiseuse, il nous emmène dans la joie. La joie d’avoir vécu, d’avoir connu, d’avoir été. Et c’est là toute la beauté de cette histoire, la même beauté en leurs temps que The Champ, le film de King Vidor, ou Stewball, la ballade américaine : quelque chose qui rend absolument humaine et lumineuse l’obscurité.

*Une île lointaine, de Frank Andriat. Chez Ker Éditions, collection Double Jeu. En librairie le 13 septembre 2023.

Trois solitudes puissantes.

Un été dans la Poche (5/5). On pourra ne pas du tout être d’accord avec l’attitude de la grand-mère du livre* (dont je ne peux rien dire sous peine de spoiler l’intrigue), mais on s’accordera tous à dire que Constance Rivière a écrit là un très délicat second roman – même si, comme cela semble être de plus en plus « à la mode » et au vu de sa note très personnelle en fin de livre, on peut soupçonner que le réel bouscule ici la fiction. 
Voici donc La maison des solitudes, une histoire de maison et de trois femmes puissantes, grand-mère, mère et fille, unies et désunies par un même drame qui trouve son épilogue tragique alors que meurt la grand-mère à l’hôpital dans ce qui semble être la première vague de la Grande Pandémie, soit au printemps 2020. La narratrice, sa petite-fille, l’y rejoint et, après mille difficultés pour parvenir à son chevet (souvenez-vous qu’il était alors interdit de voir nos morts, de les enterrer), arrive à lui parler enfin ; une discussion à sens unique, forcément bouleversante. 
Outre l’histoire mélancolique et cruelle, c’est l’écriture de Constance qui s’impose. Elle est belle, inventive, légère et grave, finit par s’insinuer en nous, comme une musique — le piano d’Anouar Brahem, par exemple. Et c’est là toute la force d’un livre ; continuer à nous habiter.

*La maison des solitudes, de Constance Rivière. Au Livre de Poche depuis le 1er mars 2023.

Anatomie d’un roman.

Un été dans la Poche (4/5). Voici le second roman* de l’américaine Virginia Reeves, fort attendu après l’excellent Un travail comme un autre (2016) qui évoquait l’arrivée de l’électricité dans l’immense Alabama au début du siècle dernier, la fin d’un monde, l’épuisement de la terre.
Cette fois, c’est dans une autre immensité qu’elle nous transporte. Le mariage. Celui d’Ed et de Laura. Mariage d’amour. Lui psychiatre, elle peintre. Les voilà qui s’installent dans le Montana où il prend la direction d’un hôpital (psychiatrique).
Mais voici que la pire des invitées s’installe dans le couple. La jalousie. La sournoise, la lente, l’empoisonneuse. Et il n’en faut pas plus à Reeves pour nous autopsier tout cela de main de maître, dans un style certes ultra classique mais ô combien efficace où, touche après touche, la mâchoire de la défaite du couple se referme, broyant les rêves, les chairs et même les rédemptions possibles. Enfin un grand roman américain sans niaiseries ni happy end. Espérons simplement que les Moms for Liberty ne viendront pas tout censurer…

*Anatomie d’un mariage, de Virginia Reeves, traduit en français par Carine Chichereau. Au Livre de Poche depuis le 31 mai 2023.

Bref rapport sur le rapport chinois.

Un été dans la Poche (3/5). Selon le bon vieux Larousse, hilarant se définit ainsi : Qui provoque des éclats de rire. Voici donc un livre qui a déclenché des éclats de rire chez au moins un journaliste du Monde, et je suppose qu’il a dû rire du même rire qui éclatait parfois avec les films de Jean Yanne car il y a assurément du Jean Yanne chez Pierre Darkanian : le Yanne de Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, voire Les Chinois à Paris. Le rapport chinois* est un bon gros premier roman, plus absurde qu’hilarant, puisqu’il raconte la vie d’un certain Tugdual Laugier recruté à prix d’or par un bien curieux cabinet de conseil où il ne croise jamais personne sauf un hurluberlu, et qui se voit, après trois ans d’inactivité totale, chargé de rédiger un rapport pour un fumeux client chinois, rapport dans lequel il explique sur 1084 pages que pour accroître davantage l’économie chinoise, celle-ci doit réinventer la baguette en France en s’appuyant sur ces trois piliers : faire aussi bon, beaucoup moins cher et en vendre beaucoup plus. Fumisterie ? Génie ? Satire du monde le finance ? Le rapport divise. Mais là où l’on retrouve ce bon vieux Jean, c’est dans l’art consommé de la dérision de Darkanian, son côté Kafka chez Les Pieds Nickelés ou Wodehouse chez Louis de Funès et, sans éclater de rire, ce roman fort réjouissant vous fera sourire plus d’une fois — sourire, activité grandement indispensable en cet été pas drôle pour un sou.

*Le Rapport Chinois, de Pierre Darkanian. Au Livre de Poche depuis le 3 mai 2023.

Les livres ont des oreilles.

Un été dans la Poche (2/5). Bien qu’il y soit question de surdité, ce premier roman d’Adèle Rosenfeld fait un étrange et bel écho à celui de Françoise Grard qui, elle, évoquait sa cécité à venir. Voilà donc un second texte en quelques mois, au fort joli titre, Les méduses n’ont pas d’oreilles, sur le handicap intime, dans lequel Louise, (on imagine qu’elle a 25/28 ans) nous raconte sa perte définitive d’audition. 
Et dans silence qui s’annonce, Louise compile les bruits de sa vie dans une sorte d’herbier poétique, une espèce de bande-son pour son existence sourde à venir. Et dans l’espace de ce vide, les mots volent, remplissent sa tête de personnages fabuleux, comme des héros d’enfance, mais ici des héros d’adulte, et c’est eux qu’elle entend désormais, eux avec qui elle n’a pas besoin de lire sur les lèvres, de deviner les trous dans les mots, les abîmes dans les conversations. Et voilà qu’il lui est offert la possibilité d’être implantée, de revenir au réel, aux fureurs du monde. Mais si le silence était une langue, finalement ? Un poème sans fin ? Un poème vrai ?

*Les méduses n’ont pas d’oreilles, de Adèle Rosenfeld. Aux éditions Le Livre de Poche. En librairie depuis le 7 juin 2023.