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Même les galets ont pleuré.

Marc Magro

 

« Même les galets ont pleuré » devait être le titre de ce livre si un éditeur au cœur de pierre avait laissé la poésie triompher plutôt qu’un calcul marketing qui lui préférera ce Soigner* si dérisoire au regard de ce qui restera à jamais insoignable, inguérissable : la tragédie de la Promenade des Anglais à Nice, le 14 juillet 2016 – il y a deux ans. Marc Magro, médecin urgentiste à Nice et type foncièrement sympathique, raconte, avec la précision d’un laser, ces deux minutes trente qui changèrent à jamais la couleur des galets niçois, la folie d’un homme, le chagrin de mille autres. Il invite à la table de son livre ces soignants qui prirent en charge plus de 400 blessés, ramassèrent 86 corps et rentrèrent plus tard chez eux le cœur en miettes. Bien sûr, depuis les attentats de Paris, Toulouse, Montauban, Charlie et tant d’autres, les livres poussent tel du chiendent, comme si l’on craignait l’oubli. Mais nul ne peut oublier ce mal fait à notre humanité et Soigner rappelle à quel point elle est belle. À quel point elle est fragile.
Pour clore cette chronique, juste cette phrase (page 303), prononcée le 15 octobre 2016 lors de la journée d’hommage national par madame Pellegrini qui perdit six membres de sa famille dans l’attentat : En ce 14 juillet, vous vouliez seulement admirer le ciel et non pas le rejoindre…

*Soigner, sous la direction de Marc Magro. Éditions First. En librairie depuis le 1er juin 2017.

 

Un grand premier roman. (20,5 x 14 cm).

Sophie de BaereLa dérobée ; celle qui prend furtivement quelque chose à quelqu’un, celle qui soustrait, dissimule. La dérobée, c’est Claire, la narratrice qui voit s’installer, trente ans plus tard, son premier amour de jeunesse à l’étage du dessus.
Mais c’est aussi, la dérobée, toutes ces choses qui nous soustraient, nous volent, ce que nous avions de gracieux et de pur. C’est la voracité de certains adultes, cette dérobée. C’est la désillusion brouillardeuse du temps qui s’empare de nos rêves, nos chimères, et nous laisse dérobé à nous-même. La dérobée*, c’est un formidable et très maîtrisé premier roman que j’ai découvert, ainsi que son adorable auteur, au Salon du livre de Nice ; un de ces romans d’équilibriste, qui oscille entre la joie du sentiment amoureux et la noirceur de certains désirs ; un roman surprenant dont les parrains pourraient être La femme d’à côté, le film de Truffaut et Un fils parfait, le livre de Menegaux. Du beau, du grave – vous l’aurez deviné.
Alors, ne vous dérobez pas (facile, je sais), foncez dans votre librairie et achetez ce livre. Dérobez-le (facile, encore) si vous voulez, mais surtout, ne passez pas à côté. Ne vous privez pas d’un grand premier roman.

*La dérobée, de Sophie de Baere. Éditions Anne Carrière, publié sous la direction de Jean-Baptiste Gendarme. En librairie depuis le 13 avril 2018. Et un bijou en bonus : un extrait de sa lecture musicale au Salon du livre de Nice en juin dernier.

La nostalgie n’est plus ce qu’elle était.

Courtès 4.Avec La dernière photo* (comme il y avait La dernière séance) et comme dans Sur une majeure partie de la France**, son précédent livre, Franck Courtès nous emmène de nouveau au lieu d’avant. À sa vie d’avant. Car avant d’être un jeune écrivain, Franck était un vieux photographe. Il remonte le fil du temps de cette vie d’avant qui était mieux, où l’on prenait le temps justement, de humer la campagne avant d’en faire une image, le temps de connaître un homme avant de le portraiturer, le temps de prendre la pose, d’aimer ce que l’on faisait, le temps d’attendre que le bac à révélateur ait la dernière image – comme on a le dernier mot.
Franck écrit au passé simple ce passé perdu, avec, comme encre, cette mélancolie qui affleure, intarissable et grave. Les temps ont changé, le numérique est arrivé et avec lui la facilité, la vulgarité et la vitesse, et les hommes ont changé aussi : l’agent de Tom Hanks n’accorde qu’une minute pour faire un portrait de la star et la méchanceté de Joey Starr écœure ; il n’en fallut pas plus au photographe pour jeter ses instruments aux orties, tourner le dos à ce monde qui l’avait enrichi (dans toutes les acceptions) et surtout, avait rendu sa mère fière de lui. Le voici, à la fin du livre mais au début de sa nouvelle vie, dans une maison de campagne, près d’un poêle rougeoyant où il se lève à sept heures pour écrire des images avec des mots cette fois. Des lettres sombres sur du papier clair.
Du noir et blanc en somme, comme au bon vieux temps.

*La dernière photo, de Franck Courtès. Éditions Lattès. En librairie depuis le 11 avril 2018.
** Ed. Lattès, 2016.

Que devient-on après la violence ?

Gilquin 2Il est très difficile, semble-t-il de « survivre » après un premier livre (malheureusement) formidable sur son malheur. Ainsi Régine Salvat qui, après avoir raconté dans un livre étourdissant, la poignante odyssée de son fils 1 qui demandait à Sarkozy le droit de mourir, nous a offert, deux ans plus tard, un discret roman 2 de terroir et depuis, dommage, plus de nouvelles. Margaux Gilquin, elle, après avoir raconté dans Le dernier salaire 3 sa galère de quinqua en fin de droits, un texte urgent et grave, revient avec un roman-récit qui en est, me semble-t-il, la suite poétique, et annonce l’éclosion, certes encore timide, mais l’éclosion d’un écrivain. Dans Apprendre à danser sous la pluie 4, on la retrouve, après le succès de son récit, à la campagne sous les traits de Laura, dans ce temps qui s’étire et succède aux grands fracas, où elle se reconstruit lentement ; dans ce calme justement qui permet enfin d’affronter ses démons, comme la mort d’une sœur jumelle sur la RN7, un jour de juillet 1968 – à croire que c’est toujours l’innocence qui se fait emporter en premier. Margaux-Laura retrouve alors son passé au moment ou elle perdait son futur et découvre que le présent est le seul lieu de vie possible. Malgré quelques maladresses encore, notamment dans le récit de la reconstruction amoureuse (mais les coups qu’on prend n’abîment-ils pas aussi les mots pour le dire ?), Margaux Gilquin célèbre avec son premier roman le triomphe de la plus belle des solidarités : l’amitié. Et ça, ça vaut son pesant de cacahuètes

1. Une histoire à tenir debout, de Régine Salvat. Éditions Lattès, 2011.
2. Bugarach, le mystère de la femme oiseau, éditions TDO, 2013.
3. Le dernier salaire, de Margaux Gilquin, Éditions XO, 2016
4. Apprendre à danser sous la pluie, Éditions Lazare et Capucine, 2018.

Drôle d’endroit pour une rencontre.

Le charme des rencontres en librairie c’est qu’on y croise non seulement des lecteurs mais aussi des auteurs. Ainsi, il y a quelques semaines, alors que je présentais La femme qui ne vieillissait pas à la Librairie Cosmopolite à Angoulême, je fus abordé par un homme charmant qui me confia être lui aussi écrivain, et professeur de français le reste du temps. Nous parlâmes des joies et des affres de notre passion commune puis il m’offrit son second roman.
Je viens de le lire et je voulais absolument vous faire part de cette belle surprise. Une taille au-dessus possède un formidable cousinage avec Little Miss Sunshine ; ici l’histoire de Julia, treize ans et demi, un quintal (sans compter le poids des railleries, des méchancetés et autres cruautés), d’une lucidité sans égale sur elle-même et sur le monde, douée d’une dérision salvatrice et jubilatoire. Un roman généreux et joyeux sur la différence aux heures étonnantes de la mue vers les prémices de l’âge adulte. Julia sera l’héroïne de tout ces gamins en disgrâce qui n’ont pas encore de héros, alors offrez son histoire, comme on offre des encouragements. Ou des petites preuves d’amour.

Audoual

*Une taille au-dessus, de Jean-Michel Audoual. Éditions Koikalit, 2017.

Ne me demandez plus jamais ça.

Marina Lemaire.On m’a bien souvent sollicité pour écrire une préface ou quelques mots pour le bandeau d’un livre et j’ai toujours refusé au titre de qui dit oui une fois dit oui à chaque fois. Et voilà qu’une exception confirme la règle, aussi je prie tous ceux et celles à qui j’ai dit non de bien vouloir me pardonner.
J’ai préfacé (encore que non, il s’agit en fait d’une lettre adressée à la personne qui m’a envoyé ce livre et qui n’est pas Marina Lemaire, l’auteur) Ne me demandez plus d’être patiente*, car il s’agit d’un texte surprenant sur l’odyssée du cancer d’une jeune maman, écrit sous la forme d’un abécédaire bien souvent jubilatoire. Ce qui tend à démontrer, comme chez l’incomparable Jean-Louis Fournier par exemple, que l’humour et la tragédie font parfois très bon ménage. Et comme c’est rare, ça méritait d’être souligné.

*Ne me demandez plus d’être patiente, de Marina Lemaire. Éditions Le bord de l’eau, avril 2018.

Le mal, arme du bien ?

 

Nico Tackian 2

J’avais découvert l’univers sombre et pourpre de Nico Tackian avec Toxique et il me tardait bien sûr de découvrir Fantazmë où l’on retrouve le personnage de Tomar Khan qui appartient à cette race de flics « borderline », comme un Matt Scudder (Lawrence Block) ou un capitaine Coste (Olivier Norek, avec lequel Nico Tackian partage quelques obsessions). Ici, et sur fond de misère humaine migratoire, il s’agit d’une histoire de vengeances kurdes, de pègres albanaises, de tous ces ingrédients qui font qu’une histoire avance à cent à l’heure et donne envie de la dévorer tout aussi vite. Mais la vraie surprise vient du personnage dont le surnom donne son titre au livre, Fantazmë – « spectre » en albanais –, et qui pose la seule question essentielle de tout ce qui touche de près ou de loin à l’idée du bien et du mal : le mal peut-il être l’arme du bien ? Nicko Takian y apporte une étonnante réponse.
*Toxique. Le livre de poche, janvier 2018.
**Fantazmë, de Nico Tackian. Éditions Calmann Levy. En librairie depuis le 3 janvier 2018. (Merci à Anne Bouissy du Livre de Poche et à Christelle Pestana de chez Calamnn Levy).

Est-ce ainsi que les hommes meurent ?

Mathieu Menegaux 3

Ses deux premiers romans* étaient pour moi de magnifiques héritiers de ces textes et films noirs des années 50, certes remis au goût du jour, mais qui possèdent assidûment cette particularité de croire au bien et au mal en tant qu’ils sont les deux seuls éléments sérieux capables de définir un personnage. Ainsi fabrique-t-on les héros.
Rebelotte avec Est-ce ainsi que les hommes jugent ?** qui aurait pu porter le titre d’un film d’Hitchcock, Le faux coupable, ou de Fritz Lang, Chasse à l’homme : l’histoire de Gustavo Santini, accusé de tentative d’enlèvement sur une petite fille de treize ans et d’homicide sur la personne du père de la petite fille.
Mathieu Menegaux, avec la rouerie d’un grand scénariste, nous entraîne dans cette broyeuse policière qui débarque toujours à l’aube, à l’heure des réveils, des petits déjeuners en famille, juste avant l’école, avant le boulot. Il nous jette malicieusement dans cet enfer, là où tout ce qu’on dit peut être retenu contre nous, et nous y maintient en apnée jusqu’à l’inculpation de Gustavo. Ou non.
Mais c’est après que les choses deviennent vraiment terrifiantes.
Quand la meute décide de fabriquer un criminel, quand elle s’affranchit de la justice des hommes pour imposer celle de la rumeur.
Et qu’elle devient à son tour criminelle.

*Je me suis tue (2015) et Un fils parfait (2017), chez Grasset.
**Est-ce ainsi que les hommes jugent ?, de Mathieu Menegaux. Éditions Grasset. En librairie depuis le 2 mai 2018.
(Le titre de cette chronique est emprunté à Gérard Manset).