Rentrée littéraire 2018. Avant d’être un livre, Frère d’âme* est une langue. Une langue qui prend sa source claire au Sénégal où chaque mot est taillé dans cette poésie à la simplicité complexe et vient s’enraciner et s’assombrir dans les tranchées de la Grande Guerre, « comme les deux lèvres entrouvertes du sexe d’une femme immense » (page 19).
Frère d’âme est l’histoire de Mademba Diop et de « son plus que frère » Alfa Ndiaye, deux tirailleurs sénégalais, chairs à canon dans l’infâme boucherie. Mademba meurt les tripes à l’air, « le dehors dedans ». Il supplie son plus que frère de l’achever, je t’en supplie, égorge-moi !, mais Alfa ne peut pas. C’est sur cette incapacité à fusionner avec l’autre qu’est posée la langue de cette histoire – ses mots, comme des oiseaux sur un fil électrique. C’est dans ce déséquilibre que le conte puise sa fureur, qu’Alfa va finit par éventrer les ennemis et les achever salement, leur offrir à chacun ce qu’il a refusé à son plus que frère. Frère d’âme est un poème sanguinolent, violent et beau. Un chant de mots, comme il y a des chants d’amour, dans lequel parfois, des emperlements magnifiques agrandissent notre humanité, ainsi ce « Tant que l’homme n’est pas mort, il n’a pas fini d’être créé » (page 121). Assurément l’un des must de cette rentrée.
*Frère d’âme, de David Diop. Éditions du Seuil. En librairie depuis le 16 août 2018. Sur les premières listes du Prix des Libraires Nancy-Le Point, du Goncourt, Renaudot et Médicis 2018. Il y a pire.

Rentrée littéraire 2018. Le hasard est parfois bien malicieux. Après nous être penchés sur Le malheur du bas (chronique ci-dessous), levons les yeux vers Une vie en l’air*, l’histoire hypnotisante d’une hantise ; un récit envoutant, comme le fut pour moi
Rentrée littéraire 2018. Inès Bayard a 26 ans ; l’âge du romantisme fou, des soldes chez Sephora, des copines, des premiers boulots, des histoires d’amour qui s’allongent, font des promesses, l’âge où tout est possible, où l’on sait que le monde est un jardin et l’avenir radieux, mais la voilà qui prend la plume et décide d’écrire un roman dont les deux principaux mots du titre flairent déjà le drame, la souffrance – la suffocation précise même la quatrième de couverture.
Rentrée littéraire 2018. Bien sûr, il y a la belle Georgina qui rêve d’être célèbre et qui deviendra Miss Univers, il y a Roland, amoureux transi et infidèle, et le beau, et sombre, et violent, et cruel Ali, bras droit d’Arafat, qui finalement arrachera le cœur de la belle ; bien sûr il y a ces personnages qui traversent leur vie en courant comme on court dans une rue où sont tirés des coups de feu, éclatent des grenades, mais le véritable personnage principal, le héros du second roman de Diane Mazloum*, celui qui bouleverse, c’est le Liban. Page 276, elle écrit : Les Libanais en ce temps-là étaient fiers de leur pays. Ils en parlaient comme de la Suisse du Moyen-Orient, comme du coffre-fort du Levant, comme du Paris de l’Orient. Leurs voisins le leur ont fait payer cher. Voici donc ce pays, comme un corps, abusé, violé, malmené, blessé, torturé. Un corps qui passe de mains en mains. Voici revenu le temps des avions détournés, des prises d’otages, des attentats aveugles et du chaos. Voici, en douze chapitres, douze jours, douze ans, l’apparition d’une étoile, puis son féroce évanouissement. L’âge d’or est le livre d’un corps perdu en lui-même ; ce pays de toutes les enfances. Une nostalgie sans fin.

Dans un appartement où il a vécu huit ans plus tôt avec une femme, un homme fait l’amour avec une autre, et se souvient de l’autre. Nous sommes à Palerme, entre les incendies, la canicule, les peaux, les sexes, la mer, le mercure qui coule dans les veines. Nous sommes dans ces ambiances moites, animales – comme ces premières scènes époustouflantes de Soudain l’été dernier, le film brûlant de Mankiewicz avec les incandescents Clift et Taylor ; nous sommes dans l’errance et le souvenir, dans les choses passées, la bouche qui manque et se nourrit à une autre. L’homme qui marche dans Palerme, qui se raconte, n’a pas de poids, si peu de chair, il est une ombre au soleil, un effacement à lui-même, une déambulation. Revenir à Palerme* est un court et lancinant texte qui, de ce que j’ai ressenti entre ses lignes, rend hommage à ce cinéma des années soixante, ce cinéma de feu en noir et blanc, un peu comme si l’auteur avait pris quelques mètres de rushes de Visconti, Huston, Ford et de Sica, et en avait fait un court-métrage.