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De nouveau en Amérique (3). Les barbares.

Astrid Manfredi4

Rien de vraiment nouveau sous le soleil (américain) avec ce premier roman* d’Astrid Manfredi, mais ce n’est pas là, dans sa non-nouveauté, que se situe l’intérêt de La Petite Barbare.
L’histoire appartient à la famille de L’Appât, l’épatant film de Tavernier, comme à celle de ce récent fait divers, « Manon » – du nom de cet autre appât qui sévissait sur Internet jusqu’à il y a peu. À ces trop jeunes filles de joie perdue, Manfredi ajoute une pincée de Florence Rey, pour la colère nihiliste, et une autre de Zahia, pour le sex-appeal irrésistible à l’en lire, pour créer sa petite barbare. Une barbarella de banlieue, bien sûr, flanquée d’une mère absolument et inutilement ravissante (dont l’alcool floutera inexorablement la joliesse), qui, très vite, forme un gang de trois enfants errants. Leur terrain de chasse : les Champs Elysées, son VIP, ses rupins affamés, ses voitures grandes comme des studios de banlieue. La petite barbare rabat, suce, se donne, partage, rentre sans compter son blé, s’endort sans se laver, indifférente qu’elle se veut être à la crasse des hommes, à leur misérable foutre. Plus tard, le gang impuni s’enrichit d’un quatrième larron. La vie facile, les coups donnés et surtout leur mépris du monde repoussent leurs limites, le goût du sang a bon goût, « leur haine est plus belle que leur amour » et nous voilà d’un coup, de mille coups devrais-je écrire, poussés dans l’horreur de l’horreur inutile, gratuite, à la façon d’un Youssouf Fofana. Rien de nouveau donc.
Mais là où Manfredi apporte quelque chose de vraiment nouveau à sa petite barbare, c’est la virtuosité de son écriture, son impatience à lui faire trouver une quelconque rédemption, et ce seront justement les mots d’une certaine Marguerite Duras, découverts au hasard, qui lui donneront l’envie, puis le besoin, puis l’addiction au verbe (plus qu’à la chair).
La Petite Barbare est un livre d’amour de l’écriture qui sauve, cette écriture puissante et rare qui plonge chercher les noyés et les remonte à la surface – parce que les mots savent bien qu’ils valent d’être vécus.

* La Petite Barbare, de Astrid Manfredi. Éditions Belfond. Prix Régine Deforges. En librairie depuis août 2015.

De nouveau en Amérique (2). Djibouti.

Djibouti

Voici un court roman* furieux, plein de violences, de sexe, de sperme, de chaleur, d’alcool, de légionnaires, de prostituées de douze ans pour un biscuit, de dix-sept pour un biffeton, un roman finalement plein d’une poésie brûlante comme le soleil du désert éthiopien – celui qui dépèce les braves qui le bravent.
Avec une écriture tumultueuse, comme un fleuve dans le désert, Pierre Deram nous entraine au cœur d’une seule nuit, la dernière nuit que traverse à Djibouti Markus, lieutenant dans la Légion, après des années passées à être «  [des] soldats, les frères des petites filles, la fratrie innocente qui porte la violence et la beauté » ; « une nuit comme on n’en vit pas depuis cent mille nuits », aurait pu chanter Reggiani ; une nuit où les loups sont de sortie et révèlent la pâleur perdue des enfants que nous avons tous été, avant de grandir, avant d’avilir le monde, d’amplifier les vides.
Djibouti est un roman nerveux, implacable, qui plonge dans la mélancolie des hommes – ce poison qui, s’il est douloureux, n’est pas mortel, mais dont on ne se remet jamais tout à fait. Vous voilà prévenus.

*Djibouti, de Pierre Deram. Éditions Buchet-Chastel. En librairie.

De nouveau en Amérique (1). Floride.

Gun

Un supermarché à Spring Hills, Floride. Au hasard des rayons, un rayon de la mort, comme le chantait Léo Ferré. Du coup, je me suis acheté un gilet pare-balles. Je ne le quitte pas, malgré les 26°.

[Kokoro] . Quézako ?

Delphine Roux 2

[Kokoro]. Premier roman. Delphine Roux, amiénoise (ce qui me la rend immédiatement sympathique en souvenir de mes années de pensionnat au 146 boulevard de Saint-Quentin), est amoureuse du Japon. Elle nous y entraine dans les traces de deux orphelins, Seki, douze ans, et Koichi, quinze – leurs parents sont morts dans l’incendie du Théâtre de la ville. Et plutôt qu’un livre [hon] d’images de cet envoûtant pays, elle préfère visiter les âmes escarpées des deux orphelins, explorer les failles de leurs cœurs meurtris, et nous dessiner deux chemins : la fuite [nigeru] de Seki et l’immobilisme régressif de Koichi, deux façons de réagir, de survivre aux terribles deuils.
Construit en courts chapitres qui s’ouvrent chacun sur un mot japonais (traduit, rassurez-vous), l’écriture de Delphine Roux possède la délicatesse de la cuisine japonaise : des ingrédients simples au départ et une véritable explosion de saveurs à l’arrivée.

*Kokoro [cœur], de Delphine Roux. Éditions Philippe Picquier. En librairie depuis août 2015.

En vieillissant, les femmes pleurent (et rient).

Kanor

« Je ne suis pas un homme qui pleure* » possède le charme des tribulations. Je me souviens de ma joie de gamin en découvrant pour la première fois « L’homme de Rio » sur la Pizon Bros familiale – une histoire qui mélangeait tous les genres (comédie, policier, aventure, amour, amitié, exotisme), dans un rythme qui ne laissait pas le temps d’aller aux toilettes. Il me semble qu’avec ce septième roman, après le précédent qui traitait, avec une belle gravité, de l’exil et de la perdition des hommes**, Fabienne Kanor aborde le genre enchanteur d’une tribulation.
Voici un roman tour à tour drôle sur une femme qui vient de se faire larguer, une roman triste sur une femme qui vient de se faire larguer, joyeux sur une femme larguée qui essaie de ne pas être totalement larguée, avec les hommes, mais aussi avec sa culture, (elle est née ici mais de là-bas quand même, et là-bas on la dit d’ici), le roman désenchanté et euphorique d’une écrivain qui aime se dire écrivaine, qui n’a connu que des bides (264 exemplaires vendus de son dernier roman), qui rêve (son éditeur surtout) du grand œuvre, du best-seller à la Gavalda à la Pancol, à qui vous voulez à plus de cent mille, le roman jubilatoire et touchant d’une femme perdue qui essaie de se retrouver dans l’écriture –cette chose qui « rafle tout » ; un roman sur l’immense malentendu de l’écriture justement : « L’amour ne fait pas écrire. On cesse d’écrire quand on le trouve. On n’écrit plus quand on le perd. » (Page 114). Kanor lâche les mots comme on lâche les fauves, et nous entraine dans une vie magnifique puisqu’il y a toujours quelque part, comme une bouée, l’étonnante sagesse d’une maman, Gisèle en l’occurrence, qui empêche de tomber et donne accessoirement ses plus beaux mots au livre (page 226) : Le bien, c’est quelque chose qui fait du bien aux autres, mais pas toujours à soi. Le mal, c’est quelque chose qui fait du bien à soi, et jamais aux autres. Respect.

*Je ne suis pas un homme qui pleure, de Fabienne Kanor. Éditions Lattès. En librairie le 3 février 2016.
**Faire l’aventure. Lattès, 2014.

Le cœur, meilleure partie de l’agneau (lamb).

Nadzam

Humbert Humbert, dans le roman de Nabokov, revendiquait clairement son attirance pour les nymphettes, et surtout son goût pour les relations sexuelles avec elles. Il deviendra fou de désir pour Charlotte Haze. Elle lui donnera ce qu’il veut (et ce qu’elle veut), elle le quittera pour un autre, et nous connaissons tous la suite. Les fins tragiques. Crise cardiaque pour lui. Mort en couches pour elle.
Avec Lamb*, un virtuose premier roman, Bonnie Nadzam (née à Cleveland, vit aujourd’hui dans les Montagnes Rocheuses – veinarde) met en scène un homme, la cinquantaine, divorcé, le cœur en cendres, et une gamine, Tommie, onze ans, qui, après l’école, traine dehors avec des copines, en « attendant », – ce thème de l’attente avait déjà été formidablement traité par Bogdanovich dans son film The Last picture show** (1971), l’ennui comme seule occupation dans une petite ville américaine. Bref.
David Lamb est abordé par Tommie qui lui demande une cigarette, et voilà le début d’un road movie envoûtant à bord d’une Ford Explorer (Explorer, malin) où le chagrin de l’un et l’ennui de l’autre vont s’entremêler, tricoter une histoire d’une intimité déconcertante, d’une tendresse affolante, sans qu’il ne soit jamais question de sexualité (contrairement au regretté et affamé Humbert Humbert), mais bien question d’amour.
La grâce de ce roman est justement de parler d’amour entre un homme et une petite fille, un amour avec, bien sûr, sa dimension physique, ses nuages de désirs, mais aussi sa patiente pudeur. C’est sur ce fil ténu qu’est écrit le livre, sur cette crête si fine qu’un pas de côté ferait tout basculer, mais Bonnie Nadzam a le don de l’élégance et de la lucidité.
À noter qu’à la lecture de ce livre, Ross Partridge (réalisateur, acteur, producteur) tomba dingue de cette histoire et décida de l’adapter au cinéma***. Son magnifique film fait mentir ceux qui prétendent qu’un film est toujours moins bien qu’un roman. Et ça, c’est une bonne nouvelle.

Nadzam lamb-poster

*Lamb, de Bonnie Nadzam. Éditions Fayard (2013) et Points (2015).
** The Last picture show (ah, Cybill Sheperd), de Peter Bogdanovich, en DVD.
***Lamb, de (et avec) Ross Partridge, avec l’extraordinaire petite Ooma Laurence (2015). Disponible sur iTunes.

La langue morte de l’enfance.

Jean-Marc Parisis.

Bien qu’il s’agisse de souvenirs d’enfance que Jean-Marc Parisis écrit ne pas regretter, écrit s’en souvenir, la rêver, l’imaginer encore, « À côté, jamais avec » est, d’une certaine manière, une sorte de dictionnaire de l’enfance, comme il y a des dictionnaires du piano, de la nostalgie et des pin-up des années 60.
Nous voilà, dès les premières pages, entraînés dans le sillage du jeune Jean-Marc, près de son école blanche à Versailles, à bord du car Chausson et ses sièges en skaï vert ou marron, ou encore dans la DS ou la R 16 du père, dans les rayons de la superette Super Jalon et surtout dans ces mots de l’enfance de ces années là, ces mots, auxquels sa plume d’une délicatesse inouïe, redonne vie, images et parfum. Ainsi le guidon bracelet de la Malagutti et autres bécanes, autres meules. Le mono de la colo. Les fascicules Alpha. Le coup du hérisson dans les cours de récré. Les avions en balsa. Les gamins qui chourent. Les soutifs des filles à la piscine. Parisis réveille une langue morte, précise et magnifique : celle de nos enfances (nous avons pratiquement le même âge), ce langage que l’on perd en grandissant, pour sombrer, écrit-il, dans « la langue artificieuse, bêtifiante, concupiscente, une langue d’adulte fantasmant sur la langue des enfants – ni plus ni moins qu’une entreprise de corruption, tout à fait officielle » (page 129). Et comme les livres (pour enfants) sont encore plus beaux avec des images, je ne saurais trop vous recommander de suivre la balade de Parisis en glissant ce petit bréviaire** dans la poche de votre K-way, ou en l’attachant avec un sandow sur le porte bagage de votre biclou.

Jean-Marc Parisis 2.

*À côté, jamais avec, de Jean-Marc Parisis. Éditions Lattès. En librairie depuis le 20 janvier 2016.
**Nouveau Bréviaire pour une fin de siècle, de Macha Makeïeff. Éditions du Chêne. En librairie depuis le siècle dernier, le 18 novembre 1998 exactement.

Le Nobel, non merci.

Patrick Tdoret

« Certes, les cas de refus (du Prix Nobel) ou de défiance avaient été peu nombreux : Sartre, en 1960, vexé peut-être que Camus l’eût devancé de trois ans… ; Beckett aussi, ascète incorruptible des Lettres, qui, quelques neuf années plus tard, vécut cette distinction comme une « catastrophe » et se fit remplacer par son éditeur Jérôme Lindon, à la sauterie du Konserthuset de Stockholm » (page 29*).
À cette courte liste, on peut désormais ajouter le nom de Tristan Talberg, romancier, poète, et essayiste français, disparu le jour même où l’académie suédoise annonce qu’il est le lauréat du Nobel. Kidnapping ? Suicide ? La police examine toutes les pistes. Mais là n’est pas le sujet du livre. Pas d’enquête. Pas de rançons. Juste un homme qui depuis cinq ans, depuis la mort de sa femme, s’est retiré du « Barnum médiatico-narcissique » (page 14). Il n’écrit plus, se tient loin du monde. Et patatras, voilà que le monde vient à lui à cause de ce Prix. Alors il se sauve, rejoint la route Compostelle, y croise des pèlerins, des illuminés, des doux, des égarées ; au hasard de sa marche, lui reviennent les livres de ses auteurs préférés, André Suarès, Pascal, Cioran, Saint Augustin, Bernanos, la balade devient littéraire, un chemin de mots posés comme des galets, qui dessinent le chemin du cœur ; celui qui mène à sa Alta Mia, sa chère disparue à laquelle il écrit de nombreuses lettres, tandis que ses pas le rapprochent de ce cap Finisterre, cette finis terrae, qui est le bout de lui-même, ce lieu intérieur où il atteindra sa paix. L’Homme qui fuyait le Nobel est un livre doux, une écriture sensuelle sur la nostalgie inconsolable d’un amour fou, la colère d’un homme qui s’apaise enfin et cette idée, esquissée, qu’il existe peut-être quelque chose de plus grand que nous.

*L’Homme qui fuyait le Nobel, de Patrick Tudoret (et non pas Tristan Talberg). Éditions Grasset. En librairie depuis le 14 novembre 2015. Un immense merci à Brigitte Opigez pour m’avoir offert ce livre.