Le roman des fêtes et défaites.

J’avais pour habitude, jusqu’à il y a quelques temps, de regarder un grand film en famille à Noël. Mais voilà. Les enfants ont grandi, se sont installés ailleurs, jusqu’en Argentine, et regardent désormais Netflix. Alors je me suis tourné vers les livres, à la recherche d’un grand livre, comme il y a des grands films, et j’ai découvert Aurélien* du grand Aragon, l’histoire d’un jeune homme revenu fourbu de la Première Guerre et qui ne retrouvera jamais vraiment sa place dans un monde bouleversé. Il y erre comme une feuille que le vent fait tourbillonner, se poser sur les cœurs des femmes car il est joli cœur, s’envoler de nouveau, rejoindre les nuits bruyantes de Pigalle, de la place Blanche, des filles qui attendent le chaland comme on attend un mandat ; une feuille que le souffle de la vie bourgeoise et artistique de ce Paris d’entre-deux guerres, conduit aux soirées folles où se côtoient folles et malandrins, promesses, filouteries, victoires et désillusions, tout un monde de tromperies, duperies, vacheries. Et voilà qu’Aurélien croise Bérénice, « La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin » (page 27 sur mon Kindle). Mais c’est sans compter sur le désir. Le mystère. L’impossibilité d’aimer. Aragon écrit, page 394 – toujours sur mon machin : « Les femmes avec lesquelles on couche, ce n’est pas grave. Le chiendent, ce sont celles avec lesquelles on ne couche pas ». Le livre est là. Dans cette défaite sublime. Bérénice, amoureuse de l’amour et Aurélien, amoureux de Bérénice, se croisent, se lient, se délient, comme on le dirait de fils de laine, sans jamais tricoter une route entre eux. Les deux souffrent. Lui de sa crasse. Elle de sa pureté. Et le jour enfin où elle vient s’offrir à lui, il sort grisé encore des bras d’une grisette. « Nous n’avons plus rien en commun », dira-t-elle. Alors Aurélien va errer dans ce Paris des surréalistes. Sa joie va s’éteindre. Son pas s’alourdir. La fête qu’était la vie est une défaite. Le couple une aventure impossible. Bérénice prendra finalement un amant. Un gamin. Puis retournera, brisée, auprès de son pharmacien de mari auquel il manque un bras – pas d’héroïsme guerrier ici, juste un accident, un vide qui fera dire à la femme perdue, alors dans les bras de son godelureau : « Tu ne sais pas comme c’est merveilleux un homme qui a ses deux bras ». Aurélien affrontera enfin la vraie vie. Partira travailler dans une usine à Lille. Fin. Triste. Un fatalisme presque provincial. Mais voilà que Aragon, après 650 pages virtuoses, d’une écriture ébouriffante, ajoute cet Épilogue. Un air de Wharton soudain. Une gravité nouvelle. On est dix-huit ans plus tard. La France a perdu. Les vainqueurs sont là. Le vieux maréchal a demandé à ce qu’on les accueille avec respect. Les Français fuient au Sud. C’est la débâcle. Tout un peuple qui est perdu. Avec sa compagnie, Aurélien s’installe dans la petite ville de R. – où résident Bérénice et son mari. Ils se revoient. Derrière les mots de défaite d’Aragon, on entendrait presque une musique de Michel Legrand, une sorte d’Un été 42, mais surtout, on se surprend à ne plus rien attendre des amants, ne plus rien rêver pour eux – comme eux, on a perdu, renoncé à se battre, à l’image de cette France qui meurt, dont l’absence de résistance, de combat, tue Aragon. Tue chacun de nous. Aurélien, c’est notre défaite à tous. C’est aussi en cela que le livre est d’une actualité tragique. (Pardon d’avoir été un peu long, mais résumer 700 pages, pas simple). Bon Noël à tous !

*Aurélien, de Louis Aragon. Éditions Gallimard (1944). Puis Le Livre de Poche (1964). Puis Folio (1986). Puis Kindle (2015).