Archive | septembre, 2014

Invitée #13. Myriam Berghe.

En fait, c’est elle qui a commencé. Il y a deux ans, à peu près à cette époque, Myriam Berghe m’a envoyé un mail en me demandant d’écrire un conte de Noël pour Femme d’Aujourd’hui (magazine belge dont elle est une sorte de grand chef des pages culture). C’était la première fois. Et moi, les premières fois, ça me chavire. Plus d’un an après, comme nous n’avions toujours pas réussi à nous voir en vrai, j’ai pris le Thalys juste pour déjeuner avec elle à Bruxelles. Et là, surprise. Au milieu des taximen avec leurs pancartes aux noms de députés européens, des belges congolais et des autres, je l’ai reconnue sans jamais l’avoir connue. Myriam est une femme de feu, de chair, de rires, d’intelligence, d’esprit, de cynisme joyeux, doublée d’une plume brillante. C’est une joie pour moi, un honneur, qu’elle soit là, qu’elle ait accepté de nous présenter l’un de ses coups de cœur. Et elle le fait avec un beau coup de poing.

28 sept 14

« Je bénis Slimane Kader. S’il y a bien une erreur – de vieillesse! – qu’il m’a permis d’éviter, c’est d’embarquer un jour pour une croisière sur l’un de ces monstres qui confisquent l’horizon aux résidents des bords de mer. Slimane est un keum du 9-3 habitué aux galères. En toute logique, un job d’homme à tout faire sur l’Ocean King, ça devrait être dans ses cordes. Et c’est là qu’on s’agrippe au bastingage. Direction les Caraïbes sur une ville flottante transportant huit mille passagers, dont deux mille crevards entassés à fond de cale, dans la chaleur, la puanteur et la crasse. Les damnés de la mer. Hormis peut-être le supplice de la planche, aucune humiliation ne leur est épargnée. A pleurer. Pourtant, on se gondole à chaque page. Ceux qui ont voulu ravaler Slimane Kader au rang de valet ont fait de lui un prince. Ses armes ? Un humour dévastateur et une écriture remarquable, d’une inventivité folle. Tout en dénonçant les pratiques scandaleuses du tourisme de masse, Slimane Kader prouve que l’argot de la banlieue représente une ébouriffante source d’enrichissement de la langue française. D’une pierre deux coups. En pleine gueule. Wesh!  »

Avec vue sous la mer, Slimane Kader, Allary Editions.

Parent, ça se dit « géniteur d’apprenant ».

25 sept 14

Quand le matin, vous dites à un élève : « Nous allons lire aujourd’hui une nouvelle assez facile pour qu’Abdellah puisse suivre le cours, et qui s’intitule Mon ami le robot. Prenez votre livre à la page 67. Tu sais ce que c’est, Abdellah, un robot ? –qu’il vous répond Ben oui m’dame, c’est arabe en verlan », et que le soir, la formatrice des enseignants vous dit : « Si c’est trop juste, accélérez votre cours. Et puis vous devez respecter les trois lectures analytiques, trois lectures cursives et trois lectures d’œuvres intégrales par an », a) vous rentrez fumer le pétard du siècle, b) le pétard du siècle plus la biture du millénaire, c) vous quittez l’Éducation Nationale et faites des ménages, d) vous traitez tout ça avec humour, intelligence et un certain cynisme brillant. Emmanuelle Delacomptée a coché la réponse d dans son épatant récit1 sur sa première année d’enseignante à Saint Bernard de L’E, au collège des 7 Grains d’Or2. Un livre de prof qui n’a pas oublié qu’elle fut un élève ; ça vaut bien plus que la moyenne.

1 Molière à la campagne, d’Emmanuelle Delacomptée, éditions Lattès. En librairie depuis le 20 août 2014.
2 Situé entre les départementales D32 et D547.

Pas de bol.

23 sept 14

Voici un petit roman méchant, à moins qu’il ne soit une fable cruelle, d’un jeune journaliste brillant, à moins qu’il ne soit doué, sur un type qui n’a pas de nom, à moins qu’on ne l’ait même pas reconnu, qui a de la chance d’avoir un boulot, à moins que ce ne soit une humiliation et qui finit par être écrasé, à moins que ce ne soit une rampe de lancement vers la liberté. Bref, un petit roman social qui fait mal.

La Chance que tu as, de Denis Michelis, aux Editions Stock, collection La forêt. Déjà en librairie.

Nour’alâ Nour.

J’ai eu la joie de rencontrer Frank Andriat il y a deux ans, à Gujan-Mestras (charmante commune aux sept ports, capitale de l’ostréiculture arcachonnaise, située au sud du Bassin d’Arcachon, en pays de Buch), où nous étions finalistes du Prix des Lycéens. Outre un écrivain brillant, cultivé, raffiné, j’ai découvert un véritable homme doux –ce qui ne m’était jamais arrivé. C’est surprenant d’ailleurs, cette douceur chez un homme, surtout dans ce monde soit disant « feutré » des Lettres. Elle donne à voir les choses si différemment, si humainement. Ainsi, dans son dernier roman1, il raconte avec une haute délicatesse, le chagrin et la colère de ceux qui restent, à la suite du départ de deux lycéens partis combattre en Syrie, au nom de Dieu. Il écoute beaucoup avant d’apaiser (peut-être est-ce parce que Frank est aussi professeur ?), avant de recouvrir la douleur de douceur. Ces fleurs qu’on enverra de Damas sont celles qu’il nous envoie, à nous les ogres qui créons ces enfants monstrueux ; pour nous rappeler ce que nous avons déjà oublié.

20 sept 14

1Je t’enverrai des fleurs de Damas, de Frank Andriat, éditions Mijade. En librairie.

L’amour est bleu comme une orange.

Troisième roman du météore Nicolas Carteron (qui transforma un paisible libraire en éditeur heureux). C’est l’histoire d’un con, l’un de ceux dont Audiard disait que « s’ils volaient, il ferait nuit » ; un con magnifique, majuscule ; un con chanteur, dont les treize tatouages sur le corps racontent l’immense connerie ; mais un con qui sait lire, qui découvre soudain, sur un banc, après un nuit de connerie, un livre qui commence à s’écrire à son intention. Et le voilà qui, en découvrant les chapitres du livre, comme des énigmes, est amené à se dépiauter de sa connerie pour révéler un possible chouette type. Mais comme toujours dans les belles histoires d’amour, quand on s’aime vraiment, c’est trop tard. Malgré un cœur qui bat, comme une orange.
(En plus, Nicolas s’amuse beaucoup. Un exemple à propos de Disneyland, page 267 : Un monde merveilleux, sans crimes, sans crises, sans cristi du Crispy Jiminy Criquet criblent l’image du cirque qui croque devant les iris cristallins des petits criailleurs et des petites crinolines).

16 sept 14

Se souvenir des beaux lendemains, de Nicolas Carteron, éditions Grannonio. En librairie.

Qui trop étreint.

Aurélie a l’élégance classique de Juanary Jones (Elizabeth Draper dans Mad Men) et le charme des femmes qui n’en usent pas, justement. Alors, quand elle écrit L’Impasse, c’est forcément avec une plume chic et des mots agréables, pour nous raconter, l’air de rien, l’aveuglement amoureux d’une femme à l’élégance classique et au charme discret (non, non, ce n’est pas autobiographique). Une histoire au suspens brillamment troussé. Un de ces textes à la construction vénéneuse, dont l’efficacité n’est pas sans rappeler l’illustre Celle qui n’était plus (Boileau-Narcejac), plus connu sous Les Diaboliques – au cinéma, et quelques grands crus de James Hadley Chase. Un bonheur, de s’être engagé dans cette impasse.

14 sept 14

L’Impasse, d’Aurélie de Gubernatis, aux Éditions Héloise d’Ormesson. Déjà en librairie.

Dans la famille Trintignant, je demande la mère.

Voici un livre doux. Et amer. Doux, comme une famille Ricoré, mais sans être tartouille, puisqu’on y croise Prévert, l’éditeur Ramsay, Vadim, Jean-Louis Trintignant, Jean Genet, Alain Corneau, Sergio Corbucci, Roger Blin, Ugo Tognazzi, Claude Marcadet, Moustache, et tant d’autres ; bon, toute une époque, c’est vrai, mais ça faisait des brunchs et des dîners autrement égrillards que la pub douceâtre pour la marque précédemment citée. Un livre amer aussi parce qu’y rôde toujours la présence de Marie, l’assassinée de Vilnius ; amer à cause de son sujet : l’histoire de cette mère qui, à quatre-vingt seize ans fit ses adieux à sa famille et finalement resta jusqu’à l’aube de son centenaire. Une vie qui fait écrire à Nadine Trintignant que chaque jour était une fête. Un livre aimable, élégamment nostalgique, à déguster comme on suçotait un mistral gagnant, avant, quand les journées étaient… des fêtes. (Ps. Très belle et très drôle anecdote à propos des cendres de la maman en question, pages 203-205).

10 sept 14

La voilette de ma mère, Nadine Trintignant. Éditions Fayard, en librairie depuis avril 2014.
Lire aussi Vers d’autres nuits, de Nadine Trintignant toujours, un beau livre qui raconte la fin d’Alain Corneau, son mari, leurs trente-sept ans d’amour entier. Éditions Fayard, 2012.

Invité #12. Philippe Proisy.

Un jour que nous cherchions un architecte pour un projet de cabane (dans l’esprit Case Study), nous sommes allés sur le site Internet des architectes de la Côte d’Azur. Tout le monde avait l’air formidable, à l’écoute, sérieux, honnête, etc. Mais côté visage, un seul nous a sauté au visage. Celui de Philippe. Il avait un regard habité. Et un regard habité pour un architecte, c’est une âme. (La cabane ne s’est finalement pas faite, mais nous sommes devenus grands amis).
Je lui ai demandé de nous présenter l’un de ses coups de cœur, le voici -bon, un poil long, mais vraiment bien.

8 sept 14

Voici mon livre de chevet1. Ce livre culte est une réflexion sur la conception japonaise du beau. Certains pensent en terme de bon ou de mauvais goût. Pour moi, plus simplement, il y a Le Goût et c’est affaire de culture. Par hasard, une loge de concierge peut être belle. Le kitch aussi peut être surprenant. Tanisaki a écrit ce magnifique ouvrage en 1978. Peu de temps avant de mourir, Charlotte Perriand, la collaboratrice de Le Corbusier, qui a dessiné presque tous les meubles du Maître, m’a fait découvrir son livre préféré. « Un pavillon de thé est un endroit plaisant, je le veux bien, mais des lieux d’aisance de style japonais, voilà qui est conçu véritablement pour la paix de l’esprit. Toujours à l’écart du bâtiment principal, ils sont disposés à l’abri d’un bosquet d’où vous parvient une odeur de vert feuillage et de mousse, après avoir, pour s’y rendre, suivi une galerie couverte, accroupi dans la pénombre, baigné dans la lumière douce des Shôji2 et plongé dans ses rêveries, l’on éprouve, à contempler le spectacle du jardin qui s’étend sous la fenêtre, une émotion qu’il est impossible de décrire. Au nombre des agréments de l’existence, le Maître Sôséki  comptait, paraît-il, le fait d’aller chaque matin se soulager, tout en précisant que c’était une satisfaction d’ordre essentiellement physiologique ; or, il n’est, pour apprécier pleinement cet agrément, d’endroit plus adéquat que des lieux d’aisance de style japonais d’où l’on peut, à l’abri de murs tout simple, à la surface nette, contempler l’azur du ciel et le vert du feuillage. Au risque de me répéter, j’ajouterai d’ailleurs qu’une certaine qualité de pénombre, une absolue propreté et un silence tel que le chant d’un moustique offusquerait l’oreille, sont des conditions indispensables. Lorsque je me trouve en pareil endroit, il me plait d’entendre tomber une pluie douce et régulière. »
Cette description définit en quatre pages cette conception japonaise du beau. À l’heure du livre numérique, je ne résiste pas au plaisir de vous présenter la sensibilité offerte par le papier japonais : « Le papier est, nous dit-on, une invention des chinois ; toujours est-il que nous n’éprouvons, à l’égard du papier d’Occident, d’autre impression que d’avoir à faire à une matière strictement utilitaire, cependant qu’il nous suffit de voir la texture d’un papier de Chine, ou du Japon, pour sentir une sorte de tiédeur qui nous met le cœur à l’aise… Les rayons lumineux semblent rebondir à la surface du papier d’occident, alors que celle du hôsho3 ou du papier de Chine, pareille à la surface duveteuse de la première neige, les absorbe mollement… Le contact est doux et légèrement humide, comme d’une feuille d’arbre. » L’éloge de l’ombre insiste également sur le traitement des surfaces. Ainsi l’or, en France, on le veut brillant sur les toitures de certains bâtiments prestigieux, comme l’hôtel de Invalides à Paris, au Japon on le désire patiné, mat, sans ce reflet prétentieux qui en enlève la profondeur. Tanisaki nous offre ici un beau cadeau dans ce court récit de quatre vingt dix pages que l’on peut lire et relire sans se lasser.

  1. L’Éloge de l’ombre, de Junichirô Tanisaki, aux éditions Verdier, traduit du japonais par René Sieffert.
  2. Shôji : cloison mobile constituée par une armature de lattes en quadrillage serré, sur laquelle on colle un papier blanc épais qui laisse passer la lumière, mais non le regard.
  3. Hôsho : papier japonais de haute qualité, épais et parfaitement blanc, ainsi nommé parce qu’il était à l’origine réservé aux édits impériaux. De là notre « Japon impérial ».

Philippe Proisy : http://www.proisy.com/