Archive | juillet, 2019

La vie avec soi.

Voici un livre que je me promettais de lire depuis bien longtemps, depuis que j’ai lu le formidable Into the wild écrit par Jon Krakauer d’après le récit autobiographique de Christopher McCandless et dont Sean Penn avait tiré un fort beau film en 2007. Eh bien c’est chose faite. Je viens de le savourer au pays même où il fut écrit, à sept cents miles environ de là où il fut vécu et je le referme non sans une douce mélancolie à l’heure où l’écologie est en passe de devenir une sorte de nouveau terrorisme et le véganisme une religion intolérante, car Thoreau démontre avec une poésie délicieusement surannée (à laquelle la traduction délicieusement surannée de Louis Fabulet rend hommage) que la recherche du bonheur respecte nécessairement la vie dans les bois, le temps des saisons, la pluie, le vent, les récoltes, la beauté d’une aube, l’élégance d’un crépuscule. Il n’est de retrouvaille de soi que dans la paix et le respect, et si ces notions peuvent sembler un tantinet désuètes, jamais preuve n’a encore été apportée qu’elles ne sont pas justes, alors j’ai pensé, en refermant ce livre au mal que nous nous faisions tous les jours, par ignorance de la chance que nous avions d’être là, vivants, par égoïsme ou par désinvolture et j’ai commencé par recycler ce livre en l’offrant à un inconnu qui s’apprêtait, West Avon Rd, Rochester Hills, Michigan, à monter à bord de son gros truck Ford F250.

*Walden ou la vie dans les bois (1854), de Henri David Thoreau. Éditions Albin Michel, coll « Spiritualités vivantes » (hum, hum), traduction délicieusement surannée de Louis Fabulet, laquelle, dit-on, lui aurait pris sept ans, soit le même temps qu’il a fallu à Thoreau pour l’écrire.

« La sinistre nouvelle de ce qu’un homme a pu faire d’un autre homme ».

Un jour, on se met à lire un livre* qu’on se promettait de lire. On sait ce qu’on va lire et on le lit. On laisse les mots, les flots, nous submerger. On ne peut rien ajouter à ce qu’ils disent déjà, page 139 : Ils [les Muselmänner, les damnés] peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voutées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. Lire, c’est retenir le pire des crimes. L’oubli.

*Si c’est un homme, de Primo Levi. Éditions Julliard 1987 pour la traduction de Martine Schruoffeneger. Éditions Pocket, 2009. (Le titre de cette chronique est extrait du livre, page 82).

Invitée #35. Laurence Tardieu.

Salon du livre de Nice, début juin 2019. A l’heure du déjeuner, nous nous retrouvons dans un restaurant sur la plage. Il y a de longues tables, face à la mer. Chacun s’installe où il veut. Soudain, j’entends une voix que je ne connais pas. Douce. Presque délicate. Je regarde de quel visage elle vient et il me semble le reconnaître alors que je ne le connais pas. Nous nous présentons, échangeons nos prénoms et je devine que c’est elle. Elle ressemble à ses livres*. Elle en incarne la beauté grave. Et quand elle sourit, ce sont tous les livres qu’elle semble faire danser. Elle est rare. Et furieusement douée. Je suis extrêmement heureux qu’elle ait accepté de nous confier l’un de ses coups de cœur. Merci Laurence.

Ah ! Comme je suis reconnaissante à Grégoire Delacourt de me donner un espace pour parler de ce livre**, dire à quel point sa lecture a provoqué un tremblement intérieur en moi, qui depuis ne m’a jamais quittée. Et ils sont rares, ces textes qui, une fois lus, ne nous quittent plus, demeurant comme des puits de lumière au-dedans de nous, des pulsations de vie, des espaces imaginaires auxquels nous pouvons revenir nous amarrer et reprendre notre souffle, retrouver du sens, nous souvenir de la joie. Alors, voilà. Pas envie de vous raconter l’histoire. Vous dire simplement que ça commence avec le monologue intérieur d’une vieille femme qui vit ses derniers jours et se demande comment, à présent qu’elle est si faible, elle pourrait atteindre la fenêtre de sa chambre, c’est traversé tout du long par l’image poignante d’un lac près d’un kibboutz, lac qui aujourd’hui n’existe plus et a marqué à jamais une enfance, la vieille femme a deux enfants, un garçon et une fille, qu’elle n’a jamais su aimer de la même façon et c’est obsédant de questionnements sur la famille, sur l’amour filial, la difficulté à aimer, l’usure du quotidien, l’appel du vertige, enfin ça s’achève sur une des plus belles scènes que j’ai jamais lues, qui a changé quelque chose en moi dans mon rapport au monde, aux autres, à l’enfance, à la liberté, et qui me hante encore, scène que je ne vous raconterai pas mais qui parle d’adoption, qui raconte un sursaut de vie envers et contre tout – le tout porté par une langue lyrique somptueuse, affutée et ample, une langue qui fait entendre le souffle des vies de chacun des personnages, et qui est à ce point juste qu’elle fait aussi – et c’est bien la puissance de la littérature, non ? – entendre le souffle de nos vies à chacun. Oui, je dis bien : le souffle de nos vies. Ce qui bat en nous, là, en secret, qu’on soit homme, femme ou enfant – qu’on soit simplement vivant. Lisez ce texte, oh lisez ce texte, que je porte encore dans mon cœur, dans mon corps.

*Dernier livre paru : Nous aurons été vivants, aux éditions Stock. En librairie depuis le 2 février 2019.
**Ce qui reste de nos vies, de Zeruya Shalev. Éditions Gallimard, « Du monde entier ». Sorti le 4 septembre 2014

89, année érotique.

Parce qu’il a un ami « qui a une tête de plus que lui, qui a visité des femmes de mauvaises vies et surtout qu’il possède une broussaille au bas du ventre » (page 53), on peut penser que le narrateur, enfant de troupe, est à peine pubère lorsqu’il cède aux charmes gourmands de Lena, la femme de son Chef, et que l’éveil dont il est question dans le titre* est celui du désir, de la sexualité et de l’ivresse, je cite, de « la grotte humide » chez un très jeune garçon. J’ai pensé à La Luna de Bertolucci, bien qu’il s’agissait là d’un inceste, à cause de cette situation somme toute assez rare dans les romans : une femme adulte a des relations sexuelles avec un enfant. Il ne me revient pas qu’à sa sortie en 1989 ce texte autobiographique ait suscité le moindre débat sur cet abus sexuel, car quoiqu’on en dise ç’en est un – mais peut-être que l’époque était plus doucereuse ou en tout cas la littérature moins engagée. À moins que l’époque n’ait retenu du livre que la violence de l’école militaire, le sadisme des grands, la cruauté de certains adultes, les sévices, le froid, le cachot, la faim, tout ce que Dickens avait en son temps déjà parfaitement décrit. Non, je retiens, moi, trente ans après sa parution, cette si triste histoire d’amour et de sexe entre une femme et un enfant ; la femme justifiant cet appétit par le fait que son mari la bat, et l’enfant, fasciné par le mari qui la bat et avec lequel il apprend la boxe, acceptant d’être dévoré car, croit-il, c’est ainsi qu’on devient un homme.
Je ne sais pas si Charles Juliet est devenu l’homme qu’il rêvait alors d’être, il est en tout cas devenu un sacré écrivain de sa propre vie.

*L’année de l’éveil, de Charles Juliet. Éditions POL, puis J’ai Lu, puis Gallimard, puis Folio. Première parution en 1989. Est devenu un film sous la direction de Gérard Corbiau en 1991. (Merci au fidèle Alain, grand lecteur et fin critique de mes livres, qui m’a offert celui-ci à Lille, au Furet, alors que j’y présentais Mon Père).