Archive | septembre, 2023

La plus longue annonce de demande d’emploi jamais écrite.

Franck Courtès découvre une lapalissade : Écrire des livres ne fait pas vivre son homme. Bien sûr, il y a toujours quelques exceptions qui confirment la règle, elles ont pour nom Dicker, Grimaldi, Tesson, Bussi, Musso, da Costa et une trentaine d’autres. Tout le reste, comme disait ma mère, c’est de la petite bière.
Franck, donc, que j’ai bien connu (nous avons fait ensemble la rentrée littéraire Lattès en 2014, lui avec Toute ressemblance avec le père et moi avec On ne voyait que le bonheur) nous revient avec un livre* où il raconte qu’il a mis fin à sa carrière lucrative de photographe portraitiste de célébrités (la faute au numérique qui ne lui donnait pas de plaisir) pour s’ébrouer dans celle d’écrivain.
Il publia donc en 2013 un premier recueil de nouvelles qui connut un indéniable succès avec 5000 exemplaires vendus et obtint même un Prix SGDL. Soudain, ça y était, sa route était toute tracée : il allait vivre de son art, sa plume, ses mots. Patatras. La réalité reprit très vite le dessus, ses livres suivants ne marchèrent pas malgré quatre passages à « La Grande librairie » chez son ami Busnel, malgré d’élogieux papiers ici et là ; comme nous tous, il découvrit la brutalité de l’économie du monde des livres. 
À environ deux euros bruts par livre, combien doit-on en vendre pour s’offrir un bon gueuleton avec un pote dans un resto parisien ? Et je ne parle même pas d’un loyer**.
À pied d’œuvre est le récit de sa vie de travailleur au noir pour survivre et garder du temps pour écrire. On apprend qu’il apprend à démonter une mezzanine, monter une étagère, descendre des sacs de gravats, débroussailler un balcon, nettoyer des vitres, transporter des meubles, bref un catalogue des petits boulots utiles en temps de disette, jusqu’à cette cliente en « débardeur de toile fine » qui l’émoustille : « Cela enfle malgré moi, comme la levure dans le pain » (page 132).
Ma petite frustration vient de que Franck n’a utilisé aucun de ses outils d’écrivain pour écrire le travail— il a juste fabriqué 184 pages avec la liste de ses petits boulots pour nous convaincre qu’il est un homme à tout faire —, car, lorsque le travail nourrit la littérature et vice versa, cela peut confiner au sublime, ainsi À la ligne*** de Joseph Ponthus que je vous recommande, pour le coup, absolument.

*À pied d’œuvre, de Franck Courtès. Chez Gallimard. En librairie depuis le 24 août 2023.
**Franck nous apprend dans son livre qu’il jouit gracieusement d’un petit appartement familial.
***À la ligne, feuillets d’usine, de Joseph Ponthus. Éditions de La Table Ronde. En librairie depuis le 3 janvier 2019.

Rochette, le dernier roi.

Après le très beau Fondu au noir (ci-dessous), voici une merveille absolue de roman graphique. La Dernière reine**, de Rochette, l’histoire d’Édouard Roux, gueule cassée de la Grande Guerre qui retrouve l’amour auprès de Jeanne Sauvage, sculptrice animalière.
Elle lui redonne un visage. Il lui offre la beauté sauvage de la nature, le vertige du Vercors. Il lui révèle, dans les méandres des grottes du cirque d’Archiane, l’histoire de la dernière reine, la dernière ourse, tuée par les hommes, un méchant coup de fusil en 1898 — ces mêmes brutes qui, dit Édouard page 224, « ont exploité le monde jusqu’à sa racine ». 
Tous deux redessinent le monde et il donne furieusement envie.
La Dernière reine est une histoire magnifique, intense, crépusculaire et d’une très grande pureté. Les dessins sont de toute beauté, de toute poésie, et les quelques planches silencieuses plus éloquentes que cent lignes. Alors, s’il vous reste un dernier livre à lire, c’est celui-ci ; et, s’il vous plaît, Jean-Marc, dites-nous que vous avez menti, que La Dernière reine n’est pas votre dernier livre**.

*La Dernière reine, de Jean-Marc Rochette. Éditions Casterman. En librairie depuis le 5 octobre 2022. Livre de l’année 2022 LIRE. Grand Prix de la BD ELLE 2022. Grand Prix RTL de la BD 2022. 
** https://www.midilibre.fr/2022/12/20/affaire-bastien-vives-jean-marc-rochette-auteur-de-bd-multi-recompense-annonce-mettre-fin-a-sa-carriere-10879879.php

Les années glauques d’Hollywood.

J’ai lu quelque part que l’été était propice aux romans sentimentaux et aux polars — les romans de plage. Aussi, pour ceux qui profitent encore de la plage, sans la foule cette fois, les roquets, les mégots et les cris, alors voici un bon livre *. Un polar rudement bien troussé, avec des images (histoire de ne pas trop se fatiguer les yeux sur uniquement des lignes en petits caractères), des filles aussi jolies que celles qu’on voit parfois sur le sable, des salauds, des vrais méchants et, pour une fois, pas de flic qui vient nous dénouer tout ça, mais un scénariste de retour de guerre, englué dans un PTSD, le tout dans les années terribles — 1948, vous vous souvenez, quand le tout Hollywood dénonçait à tour de bras ses petits copains comme communistes pour pouvoir continuer à tourner. 
Fondu au noir est l’histoire d’un film noir qui ne parvient pas à aboutir, de son actrice principale retrouvée assassinée, de ce scénariste au talent broyé et son pote scénariste lui aussi, doué mais brisé. Ça fume tout le temps, ça picole tout le temps, ça fait penser à du Dashiell Hammett, du Richard Fleischer, c’est du pulp fiction, c’est du cinoche, c’est tout ce qu’on aime.

*Fondu au noir, de Ed Brubaker (scénario), Sean Phillips (dessins) et Elizabeth Breitweiser (couleur — sublissime). 335 pages suivies d’une formidable série de dessins. Aux éditions Delcourt. En librairie depuis le 9 novembre 2017. Quelques pages ici.

Au père.

J’adore le titre, Lettre au père*. Pas à mon père, pas aux pères, juste au père, sans majuscule à P, sans rien qu’un substantif ordinaire, un père pas nommé, peut-être même pas le sien, et dans ce choix il y a déjà tout le contenu qui suit, tout ce qui sépare, divise même. Lettre au père de Kafka est un texte formidable (entièrement au passé simple, quel bonheur) qui trace implacablement les fissures lentes entre un fils (refoulé) et son père (pervers narcissique avant l’heure). Un tracé si puissant qu’il n’a besoin ni de colère ni de haine. Outre l’enfance bousculée dans ses petits riens, on assiste à la naissance d’un écrivain — mon activité littéraire, écrira-t-il, et il y a dans le mot même d’activité quelque chose qui sonne comme un aveu. Magnifique et bouleversant.

*Lettre au père, de Franz Kafka (1919). Merci aux éditions Ebooks libres et gratuits grâce auxquelles je suis tombé par hasard sur cette pépite. La voici en intégralité: Lettre au père.

Pierre Tré-Hardy.

Dernier livre paru: Sanction (2020), aux Éditions Souffles Littéraires. À paraître (enfin), la formidable pièce Le Syndrome de l’oiseau (qui valut un Molière de la meilleure comédienne à Sara Giraudeau), en même temps que sa reprise au Théâtre du Petit Saint-Martin du 23 janvier au 9 mars 2024. Réservez !