Author Archive | Grégoire Delacourt

Et s’il n’en reste qu’une.

Incroyable. Voici une femme qui n’a pas été harcelée, frottée, violée, qui n’a pas été sous l’emprise d’un pervers narcissique, qui n’a pas été victime d’un faux Brad Pitt ni battue par un homme dysphorique et pourtant un livre lui est consacré, à rebours des racoleuses mises à nue d’aujourd’hui. Et quel livre ! 
Entre toutes* dresse le portrait de Marie, crayonné par son petit-fils Franck. Marie, née en 1912, l’année du naufrage du Titanic et d’une grande grève chez Renault contre le chronométrage du travail. Marie qui va traverser pratiquement tout le siècle sans bouger de son hameau, auprès de ses bêtes, dans la violence des saisons, le chaos de deux guerres affolantes et anthropophages, dans l’amour des livres et d’un seul homme, un seul, Clément, à la voix d’ange — il suffit de l’entendre chanter l’Ave Maria pour se convaincre qu’existe la grâce.
Franck Bouysse nous offre un portrait hors du temps, peint d’une langue classique et pudique, qui en fait la douce gravité, et tente d’en retenir surtout la fascination et l’immense amour qu’il porte sa grand-mère dont la vie, même si elle a été dure, aride, traître parfois, même si Dieu l’a plusieurs fois poignardée dans le dos, valait hautement ce remarquable hommage.

*Entre toutes, de Franck Bouysse, aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 20 août 2025.

À table !

Au menu de ce formidable premier roman, un huis clos, deux couples. Le mari de l’un organise un dîner, orchestré bien sûr de A à Z par sa femme, afin de convaincre l’épouse de l’autre de lui confier un contrat pour son cabinet d’avocats. 
Jusqu’ici rien que de très normal dans le petit monde de l’entre-soi. 
Un simple dîner* se déroule le temps de ce dîner, un soir de canicule à Paris, et Cécile Tlili nous passe des plats de toute beauté, tous parfaitement à point. La jalousie. La concupiscence. La lâcheté des hommes. L’embrigadement des femmes. La trahison. Les renoncements. La couardise. Le mensonge. L’adultère. Le fantasme. La maternité. L’abandon. Et quelle gourmandise de voir, page après page, bouchée après bouchée, ces quatre convives se fissurer, et dans leurs failles découvrir chez l’une de la lumière, chez l’autre de l’ombre, au troisième une espérance, au dernier, les ronces.
Rien ne reste sur l’estomac à l’issue de ce livre épatant ; reste dans les papilles l’immense joie de l’affranchissement des femmes.

*Un simple dîner, de Cécile Tlili, aux éditions du Livre de Poche. En librairie depuis le 20 août 2025.

Loup y es-tu ?

On dira ce qu’on voudra de la gentillesse, que c’est ringard, bourgeois, obsolète, en tout cas elle anime de fort jolis romans comme celui-ci — D’une beauté sauvage*, le nouveau Christian Signol. 
Sur un plateau du Limousin, entre neige et printemps, matins brouillardeux et nuits d’encre, des éleveurs font face aux loups. Les premiers défendent leurs troupeaux qui assurent leur survie, les seconds attaquent les troupeaux qui assurent leur survie. Mais voilà, il faut retrouver un équilibre naturel, se défaire des passions convenues, des peurs anciennes pour permettre à chacun d’avoir sa place et, ici, la gentillesse de Signol fait merveille.
Et voici qu’à cause du contexte tourmenté et de mon effarement devant le tragique spectacle de nos politiciens, je ne peux pas ne pas soupçonner dans cette fable signolesque un coup de griffe à notre société mutilée, coupée en deux, incapable de considérer l’autre autrement qu’en ennemi. Des loups ou des hommes, il n’y a pas à choisir. Il y a à commencer par s’écouter. Se respecter, même si, pour certains, c’est bien difficile.

*D’une beauté sauvage, de Christian Signol, aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 17 septembre 2025.

Cinquante nuances de rose.

Un an après son très beau Les silences de Buenos Aires, revoici l’ami Frank avec un nouveau roman* à la couverture bleue mais qui aurait pu être rose et noire tant il s’aventure cette fois dans une délicate histoire d’amour et de violence — à croire que chez les romanciers, l’un ne va jamais vraiment sans l’autre.
Antoine vit seul depuis trois ans, depuis le départ noir de son amoureuse. Sybille vit seule depuis quelques mois, depuis qu’elle a quitté la noirceur de son mari. Et voilà que ces deux esseulés se retrouvent voisins, dans un bel immeuble face à un fleuve aux teintes parmes à l’aube, mauves le soir et Mountbatten la nuit ; un fleuve qui charrie les chagrins et les joies, les boues et les espérances — et c’est là la grande force de cette histoire : parvenir à se défaire de ses noirceurs et de celles des autres pour tendre vers ce rose aux multiples nuances. Car chez Frank, l’amour ne peut pas ne pas être une forme de pardon, et le pardon le cœur même de l’humain. Le cœur même du monde. 
Au bout du fleuve, un délicat roman rose à l’eau de noir.

*Ma voisine face au fleuve, de Frank Andriat, aux éditions du Pluriel. En librairie le 5 novembre 2025.

À fleur de peau.

La peau est un sac, elle contient une vie. Une vie qui évolue, bouge, pousse, métastase parfois. La peau est le costume qui raconte celui qui l’habite. À sa surface apparaissent parfois des rides, des taches, des douceurs nouvelles, des scarifications, des tatouages qui sont comme des mots, tracent un sillon, exposent l’histoire, affichent les silences et les cris. La joie et l’effroi. Mais voilà, on retouche sa propre peau, on efface sa parole, on s’aime peu, on ne sait plus lire les autres, la peau des autres.
Alice Renard vient de crayonner neuf peaux*, comme neuf costumes, neuf vies, neuf histoires, histoire justement que l’on puisse enfin se glisser dans la peau d’un autre, et à celle-ci mesurer l’ampleur de la nôtre ou au contraire, son étroitesse. 
Et découvrir, je l’espère, comme l’écrivait l’immense Henri Michaux, que : « On n’est pas seul dans sa peau ». Chapeau.

*Peaux vives, d’Alice Renard, aux éditions Héloïse d’Ormesson. En librairie de puis le 9 octobre 2025.

25, année Sthers.

Après la réédition en janvier de cette année du Vieux juif blonde et la sortie concomitante d’un nouveau roman Les Gestes, voici un troisième livre*, d’Amanda, ses feuilles d’automne cette fois : C*.
C comme Champignon. Comme Cocu. Comme Connerie. Comme Complotiste. Bref, un roman à nul autre pareil puisqu’il y est question du 7-Octobre, de Gaza, du Hamas, d’un champignon (métaphore de toutes les métaphores) qui pousse au plafond de la maison d’une éditrice juive mariée à un goy amant d’une fan de Jordan Bardella, « beau garçon » (page 117) et du Rassemblement National, lequel goyim re-baisera finalement sa femme, tous deux régénérés par les excitations sexuelles de l’insulte découvertes auprès la maîtresse patriote : « Sale juive ! Sale juive avec ton nez crochu ! » hurlera-t-il pendant l’acte (page 164) les faisant ainsi terriblement jouir tous les deux, sa femme et lui.
Bref encore, un roman hors norme qui, selon certaines critiques glanées sur la Toile est « drôle », « fait réfléchir », « kafkaïen » — d’où ma difficulté à en faire une chronique plus précise.
Une phrase cependant m’a marqué dans l’exercice périlleux et, partant, courageux, auquel s’est ici livrée Amanda. Page 171 : « L’immédiateté, c’est le travail des réseaux sociaux, pas de la littérature ». 
Je crois que c’est précisément là que se crayonne la limite trouble de ce roman roublard écrit à chaud.

*C, d’Amanda Sthers, aux éditions Grasset. En librairie depuis le 1er octobre 2025.

Deux étoiles.

Un parfum de Montherlant. Une distinction à la Robert Mulligan. Une mélancolique poésie des chairs et du désir. Une musique de la peau. Un vocabulaire du silence. Et un cri du cœur. C’est la poitrine lourde que Jean Nainchrik se souvient de Jean et de Léo en Italie, un voyage scolaire à dix-sept ans. L’amour entre garçons, alors que dix filles rêvaient d’eux. Un amour que ne peuvent écrire les mots car “Les mots ne sont pas la pulpe des doigts. Ils ne sont pas la traversée des sens”, “Les mots sont un bruit de trop” (page 52).
Dans ce livre*, comme un journal intime, une lettre inachevée, un amour brûlant même quand tout s’est éteint, Jean continue à faire briller l’étoile Léo et c’est dans cette guerre contre l’absence et l’oubli que se dessine la très grande élégance de ce texte.

*Tu m’as volé mon étoile, de Jean Nainchrick — et Pierre Vavasseur dont le regard a « policé » ce récit — , aux éditions Récamier. En librairie depuis le 9 janvier 2025.