Author Archive | Grégoire Delacourt

Cinquante nuances de rose.

Un an après son très beau Les silences de Buenos Aires, revoici l’ami Frank avec un nouveau roman* à la couverture bleue mais qui aurait pu être rose et noire tant il s’aventure cette fois dans une délicate histoire d’amour et de violence — à croire que chez les romanciers, l’un ne va jamais vraiment sans l’autre.
Antoine vit seul depuis trois ans, depuis le départ noir de son amoureuse. Sybille vit seule depuis quelques mois, depuis qu’elle a quitté la noirceur de son mari. Et voilà que ces deux esseulés se retrouvent voisins, dans un bel immeuble face à un fleuve aux teintes parmes à l’aube, mauves le soir et Mountbatten la nuit ; un fleuve qui charrie les chagrins et les joies, les boues et les espérances — et c’est là la grande force de cette histoire : parvenir à se défaire de ses noirceurs et de celles des autres pour tendre vers ce rose aux multiples nuances. Car chez Frank, l’amour ne peut pas ne pas être une forme de pardon, et le pardon le cœur même de l’humain. Le cœur même du monde. 
Au bout du fleuve, un délicat roman rose à l’eau de noir.

*Ma voisine face au fleuve, de Frank Andriat, aux éditions du Pluriel. En librairie le 5 novembre 2025.

À fleur de peau.

La peau est un sac, elle contient une vie. Une vie qui évolue, bouge, pousse, métastase parfois. La peau est le costume qui raconte celui qui l’habite. À sa surface apparaissent parfois des rides, des taches, des douceurs nouvelles, des scarifications, des tatouages qui sont comme des mots, tracent un sillon, exposent l’histoire, affichent les silences et les cris. La joie et l’effroi. Mais voilà, on retouche sa propre peau, on efface sa parole, on s’aime peu, on ne sait plus lire les autres, la peau des autres.
Alice Renard vient de crayonner neuf peaux*, comme neuf costumes, neuf vies, neuf histoires, histoire justement que l’on puisse enfin se glisser dans la peau d’un autre, et à celle-ci mesurer l’ampleur de la nôtre ou au contraire, son étroitesse. 
Et découvrir, je l’espère, comme l’écrivait l’immense Henri Michaux, que : « On n’est pas seul dans sa peau ». Chapeau.

*Peaux vives, d’Alice Renard, aux éditions Héloïse d’Ormesson. En librairie de puis le 9 octobre 2025.

25, année Sthers.

Après la réédition en janvier de cette année du Vieux juif blonde et la sortie concomitante d’un nouveau roman Les Gestes, voici un troisième livre*, d’Amanda, ses feuilles d’automne cette fois : C*.
C comme Champignon. Comme Cocu. Comme Connerie. Comme Complotiste. Bref, un roman à nul autre pareil puisqu’il y est question du 7-Octobre, de Gaza, du Hamas, d’un champignon (métaphore de toutes les métaphores) qui pousse au plafond de la maison d’une éditrice juive mariée à un goy amant d’une fan de Jordan Bardella, « beau garçon » (page 117) et du Rassemblement National, lequel goyim re-baisera finalement sa femme, tous deux régénérés par les excitations sexuelles de l’insulte découvertes auprès la maîtresse patriote : « Sale juive ! Sale juive avec ton nez crochu ! » hurlera-t-il pendant l’acte (page 164) les faisant ainsi terriblement jouir tous les deux, sa femme et lui.
Bref encore, un roman hors norme qui, selon certaines critiques glanées sur la Toile est « drôle », « fait réfléchir », « kafkaïen » — d’où ma difficulté à en faire une chronique plus précise.
Une phrase cependant m’a marqué dans l’exercice périlleux et, partant, courageux, auquel s’est ici livrée Amanda. Page 171 : « L’immédiateté, c’est le travail des réseaux sociaux, pas de la littérature ». 
Je crois que c’est précisément là que se crayonne la limite trouble de ce roman roublard écrit à chaud.

*C, d’Amanda Sthers, aux éditions Grasset. En librairie depuis le 1er octobre 2025.

Deux étoiles.

Un parfum de Montherlant. Une distinction à la Robert Mulligan. Une mélancolique poésie des chairs et du désir. Une musique de la peau. Un vocabulaire du silence. Et un cri du cœur. C’est la poitrine lourde que Jean Nainchrik se souvient de Jean et de Léo en Italie, un voyage scolaire à dix-sept ans. L’amour entre garçons, alors que dix filles rêvaient d’eux. Un amour que ne peuvent écrire les mots car “Les mots ne sont pas la pulpe des doigts. Ils ne sont pas la traversée des sens”, “Les mots sont un bruit de trop” (page 52).
Dans ce livre*, comme un journal intime, une lettre inachevée, un amour brûlant même quand tout s’est éteint, Jean continue à faire briller l’étoile Léo et c’est dans cette guerre contre l’absence et l’oubli que se dessine la très grande élégance de ce texte.

*Tu m’as volé mon étoile, de Jean Nainchrick — et Pierre Vavasseur dont le regard a « policé » ce récit — , aux éditions Récamier. En librairie depuis le 9 janvier 2025.

Noli iudicare iudicem.

Quand il ne juge pas dans ses cours d’assises, le juge Marc Trévidic juge la justice et nous livre non pas un ramassis de conclusions jargonesques mais un livre absolument formidable d’intelligence, de lucidité, d’esprit et d’humour. 
Justice présumée coupable* est construit autour de célèbres locutions latines de droit, comme « Pro modo probationim », « Qui bene amat bene castigat » ou celle-ci, connue de tous, « Idem est non esse et non probari ». Elles sont d’abord expliquées puis brillamment commentées avant d’être illustrées par des situations vécues par Marc. Lesquelles vont du terrorisme au coup de couteau d’un gamin (formidable chapitre sur la différence entre « piquer » et « planter ») ; du viol et de la curieuse évolution juridique de sa définition à l’arnaque aux aides sociales ; et de la gravité à l’absurde des lois car un juge juge selon les lois mais ne les fait pas. (Ainsi, si l’on relâche, par exemple, en quelques heures, des mineurs coupables d’une violente agression sur un policier, ne jetons pas la pierre aux juges mais aux législateurs). 
Après Qui a peur du petit méchant juge ?* Marc nous confirme qu’il est non seulement un grand juge mais un aussi un grand écrivain de la folie judiciaire des hommes.

*Justice présumée coupable, de Marc Trévidic. Aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 1er octobre 2025.
**Qui a peur du petit méchant juge ? aux éditions JC Lattès. En librairie depuis le 1eroctobre 2014.
Aux non-latinistes, le titre de ma chronique signifie : « Ne juge pas le juge ». (Les photos illustrant cette chronique ont été prises en septembre 2025 dans le train et au Château de Montaigne où Marc et moi présentâmes nos livres).

Sir Alfred Hitchcock et M. Night Shyamalan ont une fille.

Sidonie. Dont voici le premier roman, La fille au pair*, « un suspens psychologique oppressant » nous précise la quatrième de couverture, qui conte les déboires d’une jeune bretonne partie à Londres, dans le très chic et fermé quartier de Hidden Grove, pour s’y occuper des deux rejetons parfaits d’un couple parfait. En apparence. Car, tout comme chez les deux grands cinéastes de la tension oppressante, les choses ne sont jamais comme elles semblent l’être et la perfection y est souvent un grossier écran de fumée. On ici est à la fois dans Le Village et The Servant, de Night Shyamalan, L’invasion des profanateurs de sépultures, la version de Philip Kaufman et Rebecca, celui de Sir Alfred, à savoir dans des mondes où tout peut basculer en une nanoseconde. Sidonie Bonnec reprend à son compte les bonnes vieilles recettes des Maîtres et nous les assaisonne à sa façon, avec un art évident de l’intrigue, un vrai talent de romancière qui jubile à nous balader de page en page, le tout rehaussé ici et là de quelques pointes d’émotions qui font de son cruel plat un plaisir coupable. Et c’est là l’un des grands mérites de cette cuisine : n’être pas à la mode pour être déjà indémodable.

*La fille au pair, de Sidonie Bonnec, aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 26 février 2025.