Mis à part Cabine Commune, publié en 2007, j’ai lu tous les romans de Delphine Bertholon.
Twist (2008), raconte l’enlèvement puis la séquestration d’une gamine de onze ans, dont le rapport fantomatique à sa mère brisée va parcourir tout le livre. L’Effet Larsen (2010) met en scène une jeune fille de dix-huit ans dont le père vient de mourir et qui emménage avec sa mère dépressive dans un nouvel appartement au cœur de Paris. Grâce (2012), où une mère et son fils dialoguent à trente ans d’intervalle, où un père curieusement disparu refait surface. Le Soleil à mes pieds (2013), deux sœurs, dans une atmosphère étouffante, qui ont grandi avec un terrible secret, et une mère effarante. Les Corps inutiles (2015), ou l’histoire de Clémence, quinze ans, sexuellement agressée en plein jour, par un homme et son couteau, qui verra toute son existence contaminée.
Et puis enfin Cœur-Naufrage* (2017). J’y viens.
De tous ces livres lus, il me semble que les personnages de Delphine sont tous englués dans la douleur de n’être pas reconnus. Ou d’avoir été choisis pour de mauvaises raisons. De celles qui font écho à la terrible phrase de Gide : « Je ne veux pas être aimé, je veux être préféré ». Toutes ces histoires sont dures et violentes, sombres, poisseuses parfois. Pleines de colère tues, de chagrins sanglotés.
Et puis arrive Cœur-Naufrage en cette fin d’hiver.
Un texte lumineux cette fois. Simple comme le résumé d’un aimable téléfilm. Les retrouvailles avec elle-même d’une jeune fille qui, à dix-sept ans, tomba enceinte – un amour d’été –, et abandonna le bébé, né « sous X, comme le porno » (page 103) et qui, dix-sept ans plus tard, le retrouve.
Il semble que cette fois ce soit Delphine qui s’est retrouvée, et découverte apaisée. C’est un beau rendez-vous.
*Cœur-Naufrage, de Delphine Bertholon. Éditions Lattès. En librairie depuis le 1er mars 2017.
Archive | Bouquins.
Le Bon Gros Géant.
Après le très joyeux L’Écrivain National*, Serge Joncour revient avec une histoire d’amour**. Elle met en scène Ludovic le géant (un mètre quatre-vingt-quinze, cent deux kilos), veuf, ex-agriculteur reconverti en homme de main pour le compte d’une société de recouvrement, et Aurore la fluette, styliste à la mode, mariée, deux enfants. Les deux habitent le même improbable immeuble où, d’un côté sont les grands appartements riches et bourgeois, de l’autre, les studios petits, humides, sans soleil. Entre les deux, une cour (des miracles) où poussent quelques arbustes, un potager aimable, des plantes aromatiques, mais où surtout ont établi campement des dizaines de gros corbeaux menaçants qui effraient la belle Aurore. C’est sans compter sur la force joncourienne de Ludovic qui, d’une pierre deux coups, les plume sans préavis et fait s’ouvrir sur lui les yeux de l’inaccessible voisine. Bref, tout est en place pour la romance.
Je ne vous dévoilerai pas la trame romanesque, les trajectoires professionnelles des deux personnages, qui sont le corps même du roman, le lieu où ils se rencontrent et non pas, curieusement, dans un lieu d’amour, comme aurait dit Marguerite Duras, parce que leur histoire d’amour est justement constituée, tracée, par ces évènements qui leur échappe. Et leur rapprochement tient, comme dans ces vieux Hitchcock, de ce qu’il leur permet d’affronter les méchancetés du monde. Car, in fine, écrit Serge : « C’est un choix démesuré de quitter la personne avec qui on vit, avec qui on est installé depuis des années, avec qui on a des enfants, c’est une décision impossible à prendre, parce qu’elle ouvre sur trop d’abîmes… ».
Aurore, l’exact contraire d’Emma, dans Danser au bord de l’abîme. Ce qui m’a rendu cette lecture passionnante.
*L’Écrivain National. Éditions Flammarion, en librairie depuis 27 août 2014. Prix des Deux Magots 2015.
**Repose-toi sur moi. Éditions Flammarion. En librairie depuis le 17 août 2016. Prix Interallié 2016.
Brûle le froid, parfois.
Premier roman. Hiver à Sokcho* est une sorte de flocon qui se pose sur une immensité blanche, un de ces textes délicats, précieux, précis, où le temps, la violence du monde et la fureur des choses n’ont pas leur place. C’est d’ailleurs là, en cet endroit précis de l’écriture que se situe la délicatesse de ce premier roman d’une très jeune femme de vingt-quatre ans, Elise Shua Dusapin, née d’un père français et d’une mère sud-coréenne et déjà, en Suisse, lauréate du très beau Prix Robert Walser. Et comme dans tout texte où l’écriture est silence et vent et frimas et douceurs et effleurements, l’histoire est un prétexte, une courte trajectoire –en l’occurrence celle qui va se faire frôler la narratrice sud-coréenne et un français auteur de bandes dessinées, venu l’hiver à Sokcho pour y travailler ; un hiver où le froid endort tout, fige tout, empêche tout, sauf quelques minuscules rêves, quelques minuscules pas, de ceux-là qui possèdent le pouvoir de changer à jamais. Hiver à Sokcho est à lire comme on écoute une musique. Le String Quartet n°12 in F major, opus 96 « American », de Dvorak, par exemple.
*Hiver à Sokcho, d’Elisa Shua Dusapin, éditions Zoé. En librairie depuis août 2016. Prix Régine Deforges 2017. (Quelle joie, je fais partie du jury !).
Merci.
Ce n’est pas trop mon genre de pavoiser (d’autant que je n’ai jamais été habitué à recevoir des médailles), mais de temps en temps ce genre de nouvelles est agréable. J’en profite surtout pour vous remercier de tout coeur, parce que ce genre de miracles, c’est chacun de vous qui le rend possible. Merci. Vraiment.
« Aimer et prendre l’air ».
Après l’épatant Gary tout seul* il y a trois ans, Sophie Simon revient avec Aimer et prendre l’air** (quel joli titre).
L’histoire de deux couples en villégiature dans le Connecticut, le temps d’un été. On boit beaucoup, on mange beaucoup, on parle beaucoup, on s’engueule beaucoup et on s’aime beaucoup et assez mal. Aimer et prendre l’air lorgne vers ces immenses films des années 50, où Burton et Taylor regardaient leur couple se dissoudre dans le Bourbon la nuit et se régénérer à l’aube, dans les brûlures du même alcool. L’époque où Tennessee Williams était le plus grand écrivain du monde. Où les femmes avaient toutes un vieux psychanalyste et épousaient leur papa.
Le roman de Sophie est une pièce de théâtre classique, un scénario de huis-clos terrible, sans autre danger (mais quel danger !) que la passion qui s’étiole, que l’amour qui ment, que les réveils pâteux, déprimants des vies qui sont déjà passées, si vite – sans que l’un ait connu la gloire hollywoodienne, l’autre, les frissons d’un récital de piano pour lequel il était pourtant doué ; sans que les femmes aient connu la paix.
Il y a quelque chose d’aimablement rance chez ces riches « dont nous faisons partie, je te le rappelle (…). Nous avons droit à ce qu’il y a de plus beau sur terre. Et on laisse aux autres de pauvres ragotons » (page 195/196) ; oui, quelque chose de jubilatoire à les voir fondre au soleil, comme la cire d’une bougie ; à voir leurs rêves de couples leur péter à la gueule. Sophie Simon n’a pas son pareil pour dégoupiller, et balancer sa grenade dans le mensonge du bonheur, et ne laisser derrière elle que les osselets cendrés d’une rédemption à trouver.
*Gary tout seul, de Sophie Simon. Éditions Lattès. En librairie depuis le 9 avril 2014.
**Aimer et prendre l’air, Lattès. En librairie le 22 février 2017.
Toutes les couleurs du feu.
Stupéfiant, adj : Qui cause une surprise considérable. Considérable, adj : Qui est très grand par le nombre, l’intensité, la valeur. Très important par sa valeur, son mérite, son crédit.
Je me suis plongé un instant dans mon bon vieux Larousse à cause de ce commentaire sur la quatrième de couverture de Fils du Feu* : « Dans une langue stupéfiante de justesse et de beauté, Guy Boley signe un premier roman merveilleusement puissant (…) ». Ah, l’ivresse des adjectifs.
Fils de Feu raconte une histoire qui se situe sans doute à Besançon, « Victor Hugo était chez nous, en notre ville » (page 104), dans une forge où le père du narrateur, fils du feu, et Jacky, son « premier grand amour » (page 20) battent le fer et façonnent le monde. Mais le monde change, les usines tordent les grillages, fabriquent des barrières à la chaîne, les mains d’or des forgerons se boursouflent d’ennui et le petit frère du narrateur meurt. Alors, la vie prend feu, le chagrin, comme une lave dévore et rend fou. Le père disparaît des jours entiers, la mère continue à dresser le couvert du petit mort, à changer les draps du lit où il ne dort plus, à lui parler, lui inventer une vie comme Isabelle Monnin l’avait en son temps fait avec Eugène**, dans son bouleversant premier roman.
La grâce du livre de Boley tient dans sa langue poétique, ses mots effleurés, comme des flammèches de couleur qui lècheraient nos peaux, nos yeux – le narrateur devient peintre et peint sa vie ; alors les phrases deviennent dessin, les contours flous, poreux, laissent d’autres horizons apparaître et c’est une enfance belle et fracassée qui surgit, une enfance précieuse, quelque chose d’un temps ancien, qui aurait survécu, qui serait libre, et qui apporterait enfin la paix.
*Fils du Feu, de Guy Boley. Éditions Grasset. En librairie depuis le 24 août 2016. Prix Georges Brassens 2016.
**Les Vies extraordinaires d’Eugène, d’Isabelle Monnin. Éditions Lattès, 2010. Éditions Pocket, 2013.
Un pas de deux.
Deux journalistes à l’ancienne, (pages culture d’un quotidien qui efface jour après jour les quatre dernières lettres du mot culture pour ne garder que les trois qui font vendre) prennent un jour la route à la recherche d’un certain Corneille Vagabond, auteur mystérieux d’une biographie de mille pages sur le poète René Char. Ils ont pour prénoms Basile et Élias.
Alors bien sûr, ça sent le road movie, ce lieu littéraire, ces lisières tellement cinématographiques, où les rencontres sont comme les balises d’une vie. Ses bouées parfois. Ou ses naufrages.
Pierre Vavasseur, journaliste au Parisien, poète, chanteur, guitariste, ami des vins fins, des femmes et de L’homme qui aimait les femmes, et qui, chaque été, parcourt la France en compagnie d’un photographe, de festival en festival, à bord d’un camping car, connaît les promesses de la route, la solitude des hôtels fossilisés, les regrets des femmes qui regardent les camping cars passer sans jamais avoir osé tenter un abordage, osé avoir crié au chauffeur Emmène-moi, emporte-moi.
Pierre Vavasseur, auteur déjà de quatre très beaux romans, sait bien que le road movie est une géographie de la mémoire, un chemin de croix, une couronne d’épines, ce fameux « escalier » dont Clémenceau disait qu’il était le meilleur moment.
Un pas de danse*, c’est le dernier chemin à sens unique d’un homme qui, sous prétexte de débusquer un auteur, confesse son immense désir des femmes, la perte de la première, noyée, broyée dans un sang mauvais, la quête d’elle, éternelle et vaine, à travers mille autres.
Et là où Pierre Vavasseur réussit son livre, sans jamais être mufle avec celles qu’il convoite tant, c’est qu’il avoue, entre les mots, que le désir n’est pas l’amour et qu’à l’amour, d’ailleurs, il est inapte. Je veux dire Basile, son personnage, capable d’avaler le feu du désir, comme un sabre, et de le laisser le consumer.
Le cœur saigne, même lorsqu’il ne souffre pas.
Deux cœurs brisés, donc. Près de celui d’Élias est logée une balle perdue, recueillie lors d’un reportage au Liban. Dans celui de Basile, pousse une fleur, un ovale tendre, une bouche rose, des cheveux roux, (page 129), le sang mauvais, elle aussi, une fleur d’amour, une rareté. Et le journaliste fatigué va la cueillir doucement pour être recueilli à son tour.
In fine, que nos deux pieds nickelés poètes retrouvent ce Corneille Vagabond, qu’est-ce qu’on en a à foutre ?
Ils se sont trouvés – eux. Retrouvés. L’un dans la vie. L’autre dans la mort.
C’est la grâce des roads movies parfaitement réussis.
*Un pas de danse, de Pierre Vavasseur. Éditions Lattès. En librairie le 15 février 2017.
La grammaire des tempêtes.
Premier roman. Déjà le nom de l’auteur est un voyage. Une langue. Néhémy Pierre-Dahomey. Son héroïne a le nom d’un orage, d’une guerre, d’une terre. Belliqueuse Louissant. Le père de ses enfants porte celui d’un révolutionnaire, d’un désastre, de mille alcools. Sobner Saint-Juste.
La première immense beauté de Rapatriés*, c’est la langue. Elle claque, elle cogne, elle envoûte. Les mots sont des philtres et des poisons, des aiguilles vaudous et des baumes sorciers. Avec cette langue, fille de la poésie et du vent, Néhémy ose tout. Une mère qui jette son enfant à la mer parce que le bateau qui devait les emporter aux Amériques fait demi-tour. Qui donne ses deux dernières filles à l’adoption parce que Haïti est damné, que les tornades emportent tout, les récoltes comme l’espoir, et vous laissent sans force.
Sans force.
C’est d’ailleurs le sentiment que j’ai eu à l’issue de cette tempête, de cette découverte. J’étais sans force. Happé par le tourbillon des mots. Leur sorcellerie. Leur grâce à nous faire passer de la lumière à la nuit, et à la mort, comme une dernière danse de vie.
*Rapatriés, de Néhémy Pierre-Dahomey. Éditions du Seuil. En librairie depuis le 5 janvier 2017.