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Orfèvre en la matière.

Jean-Noël Pancrazi, styliste, orfèvre en la matière des mots, nous en « dentellise » merveilleusement* une floppée pour nous présenter sa sœur Isabelle, sa beauté, son chagrin. Isabelle meurt, le cancer la dévore. Isabelle rit et retient son frère de tomber dans la boue de la mélancolie et d’un curieux mal. Isabelle est immortelle à chaque page. 
C’est cette balade de deux épuisés, le frère et la sœur, de deux enfances algériennes, que nous tisse Jean-Noël, comme on regarde un vieil album de photographies et que l’on se souvient des tempêtes et des miracles, des aubes de lumières et des nuits de cendres. Il y a dans cet envoûtant Quand s’arrêtent les larmes une douceur crue, une violente pudeur à révéler ces liens fraternels, ces invisibles qui soutiennent l’autre en sachant que l’abîme à chaque pas s’agrandit. Et dévore. 
Et, même si c’est en évoquant le personnage de Driss — mais on devine qu’il est aussi le jumeau de l’auteur —, Jean-Noël écrit, page 110 : « Tout, pour lui, avait un cœur, les murs, le ciel, les gens, la terre, la nuit ». C’est son cœur et celui d’Isabelle qu’il nous confie désormais.

*Quand s’arrêtent les larmes, de Jean-Noël Pancrazi, aux éditions Gallimard. En librairie depuis le 13 mars 2025. 

Un auteur sensible.

Et voici que la toujours très élégante plume d’Éric Fottorino* se déploie pour nous brosser le portrait d’une attachante attachée de presse qui carbure au très bon champagne et se parfume aux très jolis mots, d’un jeune écrivain dont elle est folle du premier roman et d’un vieil écrivain algérien, menacé de mort, brillant et épuisé. Fottorino nous raconte ces Gens sensibles avec une délicatesse rare. Une authentique amitié. Tisse un parallèle poétique entre le début et la fin, l’éclosion et la flétrissure, le premier et le dernier livre. Il nous parle littérature, bien sûr, et nous en offre l’une des plus belles phrases qu’il m’ait été donné de lire : « J’aurais ajouté que tous mes romans, je les avais traduits du silence » (page 144). Respect.

*Des gens sensibles, d’Éric Fottorino. Aux éditions Gallimard. En librairie depuis le 6 mars 2025.

Un risque magnifique.

Un livre de poésie est une minuscule île que l’on pose près de son lit ou sur une sur table et sur laquelle l’on s’évade de temps à autre ; un lieu où les mots assemblés racontent autrement le monde, où parlent les arbres parfois, où l’eau charrie bien autre chose que du bois flotté, du plastique, quelques chagrins et où l’immensité tient dans la main et le cœur recouvre l’infini. 
Un livre de poésie est un risque magnifique, celui de raconter un orage différemment ; un simple mouvement ; il est une remise au centre du monde des mots, de leur ordonnancement afin de désigner nos richesses humaines insoupçonnées, délicates et précieuses, loin des vulgaires et pornographiques, et c’est ce risque de beauté grave qu’a pris Christine Guinard dans son huitième recueil — qu’avons-nous dit qu’il fallait taire ? écrit-elle au coin d’un texte — et qu’elle est parvenue à aborder pour la rendre terriblement vivante.

*Vous étiez un monde, de Christine Guinard. Éditions Gallimard. En librairie depuis le 10 octobre 2023.

Célèbre, rêve-t-elle d’elle.

Il y a des livres que l’on rêve d’aimer, que l’on ouvre avec une immense espérance — ce fut le cas de celui-ci*. À peine entre mes mains, j’en lus aussitôt les formidables deux premières pages puis le refermai, faute de temps, et surtout en me disant que je le savourerai plus tard. Au calme. Dans le bonheur des mots.
Mais voilà. Outre ses fantastiques pages 11 et 12, son écriture virevoltante et souvent habile, Célèbre est le bien trop long bavardage d’une certaine Cléo Louvent qui nous raconte comment elle voulait et est devenue une chanteuse célèbre. Elle nous déroule tous les clichés possibles et inimaginables pour se transformer en une sorte de produit à la Beyoncé ou à la Swift, célébrité confondante, brillance de surface, peau de paillettes et cheveux de vent, loin, bien loin des célébrités enracinées d’une Dalida, d’une Piaf, ou encore d’une Françoise Hardy ; on est ici dans le leurre de l’époque, dans le pathétique, la vanité, la vulgarité. (J’ai essayé d’y lire entre les lignes l’histoire de l’avènement de Maud Ventura elle-même en écrivain célèbre suite au succès de son épatant premier roman, Mon mari, mais je crois que c’est une impasse : on n’écrit pas des livres sincères pour être célèbre).
« Les pires moments de mon parcours, les moments les plus sombres, ce sont lorsque la célébrité et ses excès sont entrés dans ma vie », dit l’actrice Angelina Jolie.
Aussi, à celles et ceux qui chercheraient une lecture sur ce thème fascinant de la célébrité, au sens de réussite sociale, d’élévation, de statut et de chute, forcément, je ne pourrais que conseiller la (re)lecture de l’époustouflant Chez les heureux du monde** d’Edith Wharton. Une immense et magnifique claque littéraire.

*Célèbre, de Maud Ventura, aux éditions L’Iconoclaste. En librairie depuis le 22 août 2024.
**Chez les heureux du monde, de Edith Wharton, aux éditions Plon-Nourrit, 1908, régulièrement réédité depuis.

Retrouvailles.

Cartoline Tiné, écrivain rare — 5 livres en 35 ans —, revient avec un roman* aux allures de récit autour de l’écrasante figure du père. Le gaillard tient désormais dans une urne et Victoire, double romanesque de Caroline, s’en retourne en Algérie, aux racines de l’histoire familiale et surtout paternelle, pour y disperser les cendres. C’est l’occasion littéraire d’un retour aux sources, d’un voyage en forme de thérapie, de retrouvailles avec l’homme qui milita pour l’indépendance de l’Algérie avant de devoir la fuir et qui, à la fin de sa vie demanda à sa fille d’écrire le livre de son histoire. « Elle n’écrira pas le livre de son père, ce livre qui n’est pas le sien », écrit-elle page 279, et c’est là toute l’habile pirouette du livre : écrire un livre qu’on n’écrit pas. C’est là aussi le lieu de tous les doutes de Caroline. Écrire ou ne pas écrire. Ce qui rend ce Pas de larmes assez émouvant et, partant, presque crépusculaire.

*Pas de larmes, de Caroline Tiné. Éditions Albin Michel. En librairie depuis le 26 mars 2025.

Une page de pub.

Pour beaucoup, la pub fut un endroit de toutes les flambes, tous les excès — pognon, drogues, alcool —, on oublie qu’elle fut aussi le lieu d’idées géniales, de campagnes inoubliables, de petits films qui changèrent le destin d’une marque, ainsi que de ceux qui les réalisèrent.
Voici, dans un récit rondement mené, fort brillamment écrit par celui qui le produisit, l’histoire incroyable du tournage du film Boogie Man pour Pionneer, un film impossible à réaliser, qui finira par advenir, obtenir un Lion d’Or à Cannes, et sceller une des plus grandes amitiés qui soit. À lire, à voir, à écouter de toute urgence.

*Pour les filles et le pognon, de Jean-Marie Bénard. Publié par l’auteur, histoire de ne pas être emmerdé par les autres. Disponible jour et nuit sur Amazon depuis le 23 juin 2025.

Sérum de vérité.

Ainsi, en 1978, à 22 ans, à l’âge où l’on court les boites, les filles qu’on n’épouse pas, galope après la célébrité, s’épuise à la rédaction d’un livre, mon dieu, un livre ! « On détestait Patrick Besson qui avait déjà publié à dix-huit ans ! », où l’on croise des écrivains à Saint-Germain-des-Près, des frères de lumière en somme, à l’âge où l’on rêve d’être journaliste, un petit Drieu, un grand Bukowski, un aimable Chodolenko, voici que Éric Neuhoff voit sa jeunesse fracassée sur la route espagnole d’une boite de nuit. Il est assis à la place du mort d’une 204 cabriolet, le vent danse dans ses cheveux, on dirait une pub Kenzo, mais ce n’est pas lui qui meurt, c’est Olivier, derrière le volant, Olivier, l’ami, la promesse d’une jeunesse qui ne devait jamais s’éteindre.
Neuhoff s’en sort vivant mais pas indemne, la jambe en compote, genre J’ai marché sur une mine anti personnelle. Un an d’hosto. Dix-sept anesthésies générales. La jambe est curieusement tordue, l’os de la cheville bien visible, blanc, comme bouilli, empaqueté dans des chairs tantôt fuchsia tantôt sombres, une viande des grisons, une peau de poulet carbonisée. Le gaillard boite, on rééduque, on attend. Le temps passe, les amis aussi, les rêves s’envolent et, sur son lit de souffrances, dans ce corps qui s’écoule, le futur auteur de plus de trente bouquins, de tant de critiques de livres et de cinoche, s’inocule une sacrée dose littéraire de penthotal et se livre et se délivre et l’on se rend compte, accessoirement, car la douleur ici est belle, que s’il n’avait pas été écrivain, il aurait été un formidable publicitaire car chaque phrase est un slogan. Un coup. Un coup de poing à la vie. Pour la réveiller.

*Penthotal, de Éric Neuhoff, aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 3 février 2025.

Maison. Téléphone maison.

Avec leur collection « Retour chez soi », Amélie Cordonnier et Stéphanie Kalfon ont eu l’idée de faire retourner un écrivain sur un des lieux de son enfance et après la fille de qui retourna au 11 quai de Branly, c’est au tour du brillant Thomas B. Reverdy de retourner au 6 avenue Georges V dans la salle de danse où virevoltait sa mère. 
Et cette nuit-là, passée dans ce lieu de tant de tant — tant de souvenirs, tant d’émotions, tant de gestes, tant de parfums, tant d’émerveillements — Thomas retrouve et nous raconte sa mère, ce milieu artiste des années 80 ; on y croise Lifar, Petit, Barrault-Renaud et tant d’autres ; on y voit se déployer, comme un grand temps levé parfait, le corps de cette mère qui cherche à voler jusqu’à atteindre son âme, et puis un jour la chute ; l’envie d’une autre vie, les pieds cette fois rivés au sol, un homme plus jeune et avec lui un enfant sur le tard : Thomas lui-même.
Mais le plus touchant encore dans ce texte vif et doux à la fois — et je regrette un peu que cela n’ait pas été davantage sillonné —, c’est qu’alors qu’il écrit ce livre, Thomas change lui aussi de vie, s’élève et s’arrime ailleurs, à un autre corps, une autre promesse, car c’est souvent dans ces bifurcations, dans tous ces indicibles, que s’écrivent les plus beaux textes.

*6 avenue Georges V, de Thomas B. Reverdy, aux éditions Flammarion, coll Retour chez soi. En librairie depuis le 29 janvier 2025.