Archive | Tous les articles.

Tu entres par effraction et c’est une douceur.

Anais 1

La première fois, c’était une femme*. Elle m’a parlé de toi. Elle t’a offerte à moi. Je t’ai recueillie comme une joie. J’ai effeuillé tes mots, je les ai laissé fondre dans la chaleur de ma main. Puis ils se sont envolés comme des papillons d’une bouche. Ils racontaient ta grand-mère. Ils racontaient son amour et sa fuite. Ils racontaient la désolation et la plénitude. Ils étaient le silence et la joie. Ils traçaient les frontières oubliées, la géographie des corps noirs et blancs mêlés, frappés par les encagoulés des États du Sud. Ils peignaient sur des toiles immenses une peinture qui changeait le monde. Ils chantaient le sexe et la jouissance. Ils parlaient de ses amants, tous ces amants, ces eaux assoiffées. Ils accouplaient ta grand-mère, elle avait alors quarante ans, à un garçon de vingt ans qui rentrait du Vietnam, une pierre fracassée par une autre pierre, tombée du ciel d’où pleuvaient les corps. Ton livre* est le livre de mots qui se cognent aux impasses des hommes, au ventre des femmes d’où pleurent des enfants, d’où crie ta mère, et puis ton frère, plus tard abandonné, perdu dans ses immenses vides, et puis toi, un jour. La petite fille qui voulait parler d’elle, ici, à Montréal, d’où je t’écris tandis que la neige s’efface, comme ceux qui nous quittent ; parler d’elle, l’une des premières artistes automatistes, incomprise et universelle. Voici le revers de ma main / comme une liqueur, écrivait-elle. Tu as écrit sa fuite. Quel drôle de titre, Anaïs. La femme qui fuit. Qui s’enfuit. Et qui s’écoule d’elle-même. Comme un sang. Comme un chant. Comme une grâce. Ton livre est magnifique et immortel. Comme Suzanne Meloche, désormais. Suze.

* Merci Florence.
**La Femme qui fuit, de Anaïs Barbeau-Lavalette. Au Canada aux éditions Marchand de Feuilles. En France au Livre de Poche. Prix des Libraires du Québec, Prix France-Québec, grand Prix du livre de Montréal.

Un pas de danse, c’est encore mieux à deux.

Je ne suis pas du genre à faire de la retape, mais là, je me permets d’insister. Lisez le dernier roman* de Pierre Vavasseur. Il a la délicatesse d’un naucore (vous savez, ces insectes à fines pattes qui dansent sur l’eau), la force bouleversante de Tandem (mais si, le film si important de Patrice Leconte, où l’on vit un Rochefort bouleversant et un Jugnot rare).
À Limoges, le week-end dernier, il a fait de son mieux (voir ci-dessous), et, sincèrement, il mérite que vous fassiez ce petit pas de deux avec lui.

Pierre Vavasseur.

*Un pas de danse, de Pierre Vavasseur. Éditons Lattès. En librairie depuis le 15 février 2017.

Faire pétiller la vie.

LF2

Il y a quelque chose d’extrêmement touchant en découvrant le nouveau roman* de Lorraine Fouchet : c’est son impérieux besoin de sauver ses personnages.
Sans doute cela vient-il du fait qu’elle fut longtemps médecin urgentiste au Samu, qu’à ce titre elle vit des vies qui s’écoulaient goutte à goutte par la plaie d’un mauvais coup de couteau, violemment, dans la carcasse broyée d’une automobile ou, moins spectaculairement, dans un souffle qui s’épuisait ; toujours est-il qu’il semble désormais que, devenue écrivain – et quel écrivain ! –, elle ait envie que tout finisse bien pour chacun, qu’elle n’ait plus jamais à dire à bientôt à un patient, qu’elle s’efface, discrètement, aimablement, en nous sachant le plus heureux possible. Le plus vivant possible.
Ainsi donc, c’est dans les livres maintenant qu’elle sauve les gens, qu’elle panse leurs douleurs, efface leurs chagrins.
Les Couleurs de la vie sont une magnifique palette de sentiments où la tendresse le dispute à la joie, où les couleurs se mêlent, se mélangent pour faire apparaître ici une rédemption, là, une retrouvaille, et toujours un immense amour de la vie.
Voici donc l’improbable et joyeuse rencontre entre Kim, 27 ans, groisillonne, et Gilonne (féminin de Gilles) vieille antiboise ; entre elles, Côme, qui n’est pas tout à fait ce qu’il prétend.
Mais je n’en dirais pas plus ; je vous laisse découvrir les épatantes surprises du livre, et elles sont nombreuses.Vous allez voir. Avec Lorraine, la vie commence à l’eau et finit toujours au champagne.

*Les Couleurs de la vie, de Lorraine Fouchet. Éditions Héloïse d’Ormesson. En librairie le 30 mars 2017. À redécouvrir, l’excellent Entre Ciel et Lou, qui vient de paraître au Livre de Poche. Et, s’il vous plaît, lisez J’ai rendez-vous avec toi, l’un des plus beaux livres d’une fille à son père.

Le diabolique.

Mathieu Menegaux 2

Il y a quelque chose de H.G. Clouzot chez Mathieu Menegaux. Un noir et blanc où les noirs sont profonds, mystérieux, dans lesquels dansent les âmes noires justement, se dévoilent nos invisibles failles et autres inavouables ténèbres. Quelque chose de Simenon aussi, quelque chose de découenné, de diaboliquement précis ; une incision dans l’image parfaite de nos vies parfaites, d’où jaillissent les gouttes du mensonge, comme un sang épais, empoisonné.
Après l’admirable Je me suis tue*, paru en 2015, le revoici avec un texte glaçant, Un fils parfait**, la longue lettre de Daphné, mère de deux petites filles, à sa belle-mère. À propos de son fils parfait.
Le loup.
C’est un livre terrifiant, qui nous happe mot après mot, comme un sable mouvant ; un texte qui nous fait passer de la colère au chagrin à l’envie de meurtre. C’est un aussi livre sur l’immense solitude, celle que l’on prend dans la gueule, un rocher qui vous broie, quand triomphe l’injustice – ce qui est de plus en plus souvent le cas dans notre société gangrénée, selon que vous serez puissant ou misérable, écrivez déjà notre célèbre fabuliste. Mathieu Menegaux a un talent formidable. Quelle chance de penser qu’il a encore toute une œuvre devant lui.

*Je me suis tue, de Mathieu Menegaux. Éditions Grasset (2015), éditions Points (2017). Prix du Premier roman des 29ème Journées du Livre de Sablet.
**Un fils parfait. Éditions Grasset. En librairie depuis le 1 février 2017.

Rescapée.

Delphine Bertholon

Mis à part Cabine Commune, publié en 2007, j’ai lu tous les romans de Delphine Bertholon.
Twist (2008), raconte l’enlèvement puis la séquestration d’une gamine de onze ans, dont le rapport fantomatique à sa mère brisée va parcourir tout le livre. L’Effet Larsen (2010) met en scène une jeune fille de dix-huit ans dont le père vient de mourir et qui emménage avec sa mère dépressive dans un nouvel appartement au cœur de Paris. Grâce (2012), où une mère et son fils dialoguent à trente ans d’intervalle, où un père curieusement disparu refait surface. Le Soleil à mes pieds (2013), deux sœurs, dans une atmosphère étouffante, qui ont grandi avec un terrible secret, et une mère effarante. Les Corps inutiles (2015), ou l’histoire de Clémence, quinze ans, sexuellement agressée en plein jour, par un homme et son couteau, qui verra toute son existence contaminée.
Et puis enfin Cœur-Naufrage* (2017). J’y viens.
De tous ces livres lus, il me semble que les personnages de Delphine sont tous englués dans la douleur de n’être pas reconnus. Ou d’avoir été choisis pour de mauvaises raisons. De celles qui font écho à la terrible phrase de Gide : « Je ne veux pas être aimé, je veux être préféré ». Toutes ces histoires sont dures et violentes, sombres, poisseuses parfois. Pleines de colère tues, de chagrins sanglotés.
Et puis arrive Cœur-Naufrage en cette fin d’hiver.
Un texte lumineux cette fois. Simple comme le résumé d’un aimable téléfilm. Les retrouvailles avec elle-même d’une jeune fille qui, à dix-sept ans, tomba enceinte – un amour d’été –, et abandonna le bébé, né « sous X, comme le porno » (page 103) et qui, dix-sept ans plus tard, le retrouve.
Il semble que cette fois ce soit Delphine qui s’est retrouvée, et découverte apaisée. C’est un beau rendez-vous.
*Cœur-Naufrage, de Delphine Bertholon. Éditions Lattès. En librairie depuis le 1er mars 2017.

Le Bon Gros Géant.

Serge Joncour

Après le très joyeux L’Écrivain National*, Serge Joncour revient avec une histoire d’amour**. Elle met en scène Ludovic le géant (un mètre quatre-vingt-quinze, cent deux kilos), veuf, ex-agriculteur reconverti en homme de main pour le compte d’une société de recouvrement, et Aurore la fluette, styliste à la mode, mariée, deux enfants. Les deux habitent le même improbable immeuble où, d’un côté sont les grands appartements riches et bourgeois, de l’autre, les studios petits, humides, sans soleil. Entre les deux, une cour (des miracles) où poussent quelques arbustes, un potager aimable, des plantes aromatiques, mais où surtout ont établi campement des dizaines de gros corbeaux menaçants qui effraient la belle Aurore. C’est sans compter sur la force joncourienne de Ludovic qui, d’une pierre deux coups, les plume sans préavis et fait s’ouvrir sur lui les yeux de l’inaccessible voisine. Bref, tout est en place pour la romance.
Je ne vous dévoilerai pas la trame romanesque, les trajectoires professionnelles des deux personnages, qui sont le corps même du roman, le lieu où ils se rencontrent et non pas, curieusement, dans un lieu d’amour, comme aurait dit Marguerite Duras, parce que leur histoire d’amour est justement constituée, tracée, par ces évènements qui leur échappe. Et leur rapprochement tient, comme dans ces vieux Hitchcock, de ce qu’il leur permet d’affronter les méchancetés du monde. Car, in fine, écrit Serge : « C’est un choix démesuré de quitter la personne avec qui on vit, avec qui on est installé depuis des années, avec qui on a des enfants, c’est une décision impossible à prendre, parce qu’elle ouvre sur trop d’abîmes… ».
Aurore, l’exact contraire d’Emma, dans Danser au bord de l’abîme. Ce qui m’a rendu cette lecture passionnante.

*L’Écrivain National. Éditions Flammarion, en librairie depuis 27 août 2014. Prix des Deux Magots 2015.
**Repose-toi sur moi. Éditions Flammarion. En librairie depuis le 17 août 2016. Prix Interallié 2016.

Brûle le froid, parfois.

Elisa Shua Dusapin

Premier roman. Hiver à Sokcho* est une sorte de flocon qui se pose sur une immensité blanche, un de ces textes délicats, précieux, précis, où le temps, la violence du monde et la fureur des choses n’ont pas leur place. C’est d’ailleurs là, en cet endroit précis de l’écriture que se situe la délicatesse de ce premier roman d’une très jeune femme de vingt-quatre ans, Elise Shua Dusapin, née d’un père français et d’une mère sud-coréenne et déjà, en Suisse, lauréate du très beau Prix Robert Walser. Et comme dans tout texte où l’écriture est silence et vent et frimas et douceurs et effleurements, l’histoire est un prétexte, une courte trajectoire –en l’occurrence celle qui va se faire frôler la narratrice sud-coréenne et un français auteur de bandes dessinées, venu l’hiver à Sokcho pour y travailler ; un hiver où le froid endort tout, fige tout, empêche tout, sauf quelques minuscules rêves, quelques minuscules pas, de ceux-là qui possèdent le pouvoir de changer à jamais. Hiver à Sokcho est à lire comme on écoute une musique. Le String Quartet n°12 in F major, opus 96 « American », de Dvorak, par exemple.

*Hiver à Sokcho, d’Elisa Shua Dusapin, éditions Zoé. En librairie depuis août 2016. Prix Régine Deforges 2017. (Quelle joie, je fais partie du jury !).