Invité #45. Jacques Jolly.

C’est un métier formidable, la pub, pour un créatif. On se fait engager sur un malentendu. On est plutôt pas trop mal payé. On rencontre des gens épatants (réalisateurs, photographes, musiciens), parfois on va en Afrique du Sud ou au Brésil pour filmer 20’’ d’une savonnette ou d’un détergeant. On se fait engueuler quand le film ne vend pas assez. On doit s’y remettre. Faire une nouvelle campagne en deux jours. Plus de week-ends. Plus de ponts. Les 35 heures, on se demande ce que c’est. Et on comprend alors pourquoi on était bien payés au début. Sauf que ça n’a pas beaucoup évolué depuis.
Avec le temps, et parce que les chefs ne font pas long feu dans ce joli métier, on devient chef soi-même. On se prend un peu de blé au passage. Parfois une voiture de fonction. On est censés aider les autres créatifs. Les cajoler. Les inspirer. Mais on s’en prend surtout plein la gueule. Puis, comme la pub va mal, un jour, on nous demande de virer des gens. Et on perd le sommeil à jamais. On se fait traiter de salaud. De collabo. On oublie soudain tous les types qu’on a engagés. Enrichis. Les campagnes brillantes qu’on a faites. Les Prix qu’on a obtenus. Le talent.
On nous appelle un beau matin pour nous dire que c’est notre tour. D’être virés. C’est arrivé à Jacques Jolly, il n’y a pas bien longtemps. Cette violence. À moi aussi, il y a petit peu plus longtemps. Trente ans qu’on travaillait à quelques mètres l’un de l’autre. À quelques rues. Jamais loin. Trente ans de flamboyances, de belles idées et de fous rires. Trente ans qu’il est mon frère de cœur.
Je lui ai demandé de nous présenter son coup de cœur. Le voici.

« Il est des livres* comme cela que l’on prend sans savoir pourquoi sur la table d’un libraire. La couverture n’est pas terrible, vous ne connaissez pas l’auteur mais vous le gardez quand même. Sans conviction. Vous avez le temps de changer d’avis, le temps d’arriver jusqu’à la caisse. Et puis vous l’achetez quand même. Chez vous, vous le posez sur votre chevet et vous l’oubliez.
Et puis le confinement arriva… Et vous retrouvez ce livre comme on exhume une bouteille de vin oublié… Vous l’ouvrez et là vous ne pouvez pas le lâcher.
Juste une ombre est juste un très grand livre. Depuis Dragon rouge, je n’avais jamais rien lu d’aussi brillant, d’aussi glaçant. Ce n’est pas un polar, c’est un cauchemar, un trait de craie strident sur une ardoise faite de nos peurs les plus profondes. L’ombre est enfouie en nous au plus profond de nos têtes, comme Les dents de la mer l’était dans les abysses de l’océan. Plus personne ne nage sans avoir pied sans penser qu’en dessous, il y a une créature invisible qui ne demande qu’à vous tuer.
Après ce livre, vous ne verrez plus l’ombre comme avant, insouciant, vous disant que cela n’est rien, juste une ombre.
Et aujourd’hui, avec ce virus invisible qui nous menace tous, ce livre résonne-t-il encore plus. Tout cela n’est pas juste qu’une ombre, c’est bien pire. C’est au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer.
Je ne connaissais pas Karine Giebel ni ses livres. Depuis celui ci, j’en ai lu 2 autres que je recommande aussi vivement : Les morsures de l’ombre**, un huis clos terrifiant. Et aussi Toutes blessent, la dernière tue ***: vision cruelle et lucide de notre époque.
Karine Giebel est une lame qui entaille là où ça fait mal.
A lire de toute urgence. Âmes sensibles s’abstenir. »

*Juste une Ombre, de Karine Giebel. Chez Pocket depuis le 7 mai 2013. Précédemment publié chez Fleuve Noir (8 mars 2012). Prix Marseillais du Polar et Prix Polar de Cognac.
**Les morsures de l’ombre. Pocket, septembre 2009.
***Toutes blessent, la dernière tue. Pocket, novembre 2019. Prix Plume d’or du thriller francophone, Prix Évasion, Book d’or thriller et Prix de l’Evêché.