Author Archive | Grégoire Delacourt

La fabrique de l’Alma mater.

Je me souviens d’un débat au Salon du livre de Montréal il y a quelques années. Je partageais la tribune avec un écrivain et un poète quand soudain, dans le public, une femme apostropha le poète qui parlait, il est vrai, de façon très imagée, à deux doigts même de l’ampoulément, elle lui dit à peu près ceci : Oh, arrêtez avec vos grands mots, vos poésies, là, personne n’y comprend rien. Ce à quoi le poète lui répondit : madame, la poésie ne se comprend pas, elle se soupçonne.
Eh bien c’est très exactement dans ce soupçon-là que se situe le terriblement beau premier roman de Constance Joly*. L’histoire étrange et douce d’une petite fille de quatorze ans qui se meurt d’un mal mystérieux, inexplicable – une melancholia sans doute, une épineuse qui pousserait dans ses jeunes poumons. La médecine est muette, le chagrin d’Alma sa mère immense. Et si les mères ne donnaient pas que la vie ?
Et voilà Alma qui découvre, dans une vieille Botanique de 1926, qu’un chardon avait un jour de 1903 poussé dans le thorax de jumelles (Marthe et Rosalie S.) et que l’éloignement de l’une avait à l’autre laissé la vie ; et la voilà à comprendre, avec effroi, avec joie, ce qu’être mère veut dire, ce que l’amour d’une mère veut dire, de quelle confiance folle il se nourrit, à l’instar d’une racine de n’importe quelle Asteraceae. On ne peut être qu’en vie pour donner la vie. Le matin est un tigre est le grand roman poétique d’apprentissage d’une mère. Un magnifique soupçon.

*Le matin est un tigre, de Constance Joly. Éditions Flammarion. En librairie depuis le 9 janvier 2019.

Plus joyeux que féroce.

Je suis assez Chalandon groupie – c’est dire si j’attendais son nouveau texte avec une joie impatiente. On savait qu’il allait y parler du cancer – géranium, dans le livre –, une férocité qui s’est approchée bien près de sa vraie vie, on ne savait pas qu’il allait en fait un roman qui appartiendrait à cette grande famille de livres qui « font du bien ». Les feel good.
Jeanne a un cancer du sein. Son mari Matt la quitte parce qu’il ne supporte pas. En chimio, elle rencontre Brigitte, cancer du vagin, cœur sur la main, mots doux au bord des lèvres. La seconde recueille la première, comme on cueille un chiot mouillé. Apeuré. L’installe chez elle où vivent Assia, son amoureuse, et Mélody, cancer aussi. Le recueillement renforce. Comme chez Barbara Constantine, la solidarité joue à fond entre les quatre femmes. Leurs points communs (cancers, problèmes de mecs et d’enfants) les étayent. On fume des pétards. On picole. On rit et on pleure. Et voilà que pour aider l’une d’entre elles, elles décident d’un braquage. Un braquage charmant comme l’était celui de Lelouch dans le merveilleux La Bonne année. Des faux pistolets, des perruques et des bons sentiments. C’est joyeux. Habile. Malin, même. Avec chute lacrymale. Anatidé qui glisse vers son destin. Le tout porté par l’écriture extraordinaire de Sorj. Ses formules capables, dans le même petit paragraphe, de nous faire rire et de nous arracher une perle d’eau. Une joie féroce est un livre de tristesse et de bonne humeur. Quelque chose de confortable entre Sweet November et Et puis Paulette. Un vrai plaisir dans cette rentrée littéraire qui s’annonce bien sombre.

*Une joie féroce, de Sorj Chalandon. Éditions Grasset. En librairie depuis le 14 août 2019.

« Il n’a pas soif qui de l’eau ne boit. »

Ainsi donc, après avoir repris les histoires de Barbe Bleue et de Riquet à la houppe, voici que Amélie Nothomb s’empare des dernières heures de la vie terrestre de Jésus et nous raconte*, à la première personne (il est vrai qu’on ne peut faire moins quand on est Jésus), sa crucifixion avec des envolées dignes du facétieux Jean-Louis Fournier** : Franchement, là, si je voulais ressusciter, j’en serais incapable pour une raison simple : je suis épuisé. Mourir fatigue (page 121).
Je ne sais s’il s’agit là d’un roman ou d’une pochade***, mais à l’évidence d’un très court texte autour de l’idée que la soif, « ce gobelet d’eau » qu’on porte à ses lèvres assoiffées quand on a soif, c’est Dieu.
À peine commencé, le texte se termine (il est très court, je vous l’ai dit), sur cette constatation implacable : Au commencement, je croyais à la possibilité de changer l’homme. (…). Les gens changent seulement si cela vient d’eux et il est rarissime qu’ils le veuillent réellement (page 150). Je suis donc resté un peu sur ma faim – enfin, ma soif – avec ce texte certes bien agréable à lire comme toujours chez Amélie, et, le reposant, me suis demandé si je n’avais pas raté quelque chose. Aussi, comme en vérité il est dit que Dieu n’abandonne jamais ses ouailles, je le relirai dans quelques temps, en espérant qu’il sera cette fois mon Buisson Ardent, ma rencontre divine sur le chemin de Damas – comme il l’a été pour Bernard Pivot qui est allé jusqu’à parler de « résurrection de Nothomb ». Qui du coup, l’a inscrite sur la liste du Goncourt. Un véritable miracle, en somme.

*Soif, de Amélie Nothomb, 152 pages. Éditions Albin Michel. En librairie le 21 août 2019. Rentrée littéraire 2019 (comme chaque année depuis 27 ans).
**Le C.V de Dieu et Satané Dieu ! de Jean-Louis Fournier, tous deux au Livre de Poche
*** « Œuvre littéraire écrite rapidement – parfois de façon burlesque », selon les dictionnaires. (À ne pas confondre avec pochetronnade).

L’increvable mère de Bambi.

Dans la brochure de la Rentrée Littéraire 2019 de Grasset, Mathilde Forget explique que ce livre naquit, entre autres, d’une rencontre avec un livre. Il s’agit de L’inceste, d’Angot (et il est presque plaisant de voir que cette femme ait pu inspirer quelque chose de bien après tout le mal qu’elle fit aux livres à la télévision), et donc d’une envie d’écrire sur la mère.
Dans ce premier roman brillant*, où l’écriture nous cueille d’un sourire quand on voudrait pleurer ou d’un cri quand on voudrait embrasser, Mathilde Forget, en très bonne compositrice qu’elle est par ailleurs**, déroule une partition audacieusement créative, faite de ruptures, de digressions, de jubilations, et nous offre une enquête passionnante puisqu’elle est davantage une quête, c’est-à-dire un chemin qui mène à soi, que la résolution des raisons d’un crime – fut-il dirigé contre soi.
À la demande d’un tiers est un livre d’amour et de folie, d’enfance dont on ne guérira jamais parce qu’on y a croisé un jour ce « connard de Bambi », son insupportable larmichette quand le chasseur tue sa mère, car vivante ou pas une mère ne meurt pas et c’est bien là ce qui nous empêchera à jamais d’être tout à fait heureux. Chapeau.

*À la demande d’un tiers, de Mathilde Forget. Éditions Grasset. En librairie le 21 août 2019.
**Mathilde Forget a reçu le Prix Paris jeunes talents en 2014 pour son EP de chanson « Le sentiment et les forêts ».

« Je chante un baiser osé/Sur mes lèvres déposé ».

Il y a un petit côté Rouletabille, l’enquêteur de Gaston Leroux, dans la dernière fournée* de Jérôme Attal, un côté farceur, sacrément romantique, diablement joyeux.
Ainsi voici notre Rouletabille – de son vrai nom Joseph Joséphin, fils de Joe J. dans le livre (comme c’est bizarre) – qui part à la recherche d’un baiser ou plus exactement d’une jeune sonneuse de cloche qui aurait donné un baiser à François-René de Chateaubriand, à son insu, en 1793, lequel baiser, comme un tintement, est évoqué dans Les Mémoires d’outre-tombe, au livre X. On l’aura deviné : cet incertain et doux souvenir est prétexte à Jérôme pour développer une comédie romantico-historique, truffée d’espiègleries langagières, ainsi ce « Je vous aime puisque vous êtes aimusant » (page 245), ou cette discussion entre un modèle du peintre Boudin et un autre de Monet : « Votre robe ne vous boudine pas trop ? – Et la vôtre, c’est un emprunt ou vous l’avez payé avec votre propre Monet ? » (page 169) ou encore ce : « Ne me dites pas qu’en France vous ne connaissez pas Gog et Magog ? – En France, je ne connais que des démagogues » (page 123) ; un livre léger, virevoltant, comme le fut Les mariés de l’an II, le film du formidable Jean-Paul Rappeneau, le tout ici ponctué de gracieusetés : « En amour, toute demande d’explication est prise pour une plainte «  (page 116) et « On retient pour toujours ce qui nous échappe à jamais » (page 195). Bref, La petite sonneuse de cloches est un hommage fiévreux de l’amour de son auteur à l’imagination et à l’univers des romans, là où, précise-t-il dans ses remerciements, tout à coup sérieux comme un Pape, il « loge tout son cœur ».

*La petite sonneuse de cloches, de Jérôme Attal. Éditions Robert Laffont. En librairie le 22 août 2019. Rentrée littéraire 2019.
Le titre de cette chronique est extrait de la chanson « Le baiser » de Alain Souchon (Virgin).

Papa, es-tu là ?

Marc est peuplé de fantômes. Outre Lauren Kline, le premier fantôme qui le rendit célèbre*, son œuvre en est habitée d’un autre. Son père. Grand résistant, on le retrouve en personne dans Les enfants de la liberté. Plus tard, en personnage romanesque dans Toutes ces choses qu’on ne s’est pas dites – un papa revient vingt ans après sa mort, pour parler avec sa fille. Il en est de même dans ce nouveau roman, Ghost in Love**, où, cinq ans après son décès, un papa revient à Paris voir son fils pianiste pour lui confier une mission : mélanger ses cendres, pour les unir dans l’éternité, avec la femme qu’il a profondément aimée, qui n’est pas sa mère, et qui vient de mourir à San Francisco. Et voilà nos deux compères partis pour un dernier voyage persillé de péripéties dignes d’un bon vieux de Broca où la bonne humeur le dispute à la vraisemblance car, et on en rêve dès le début, tout finira bien et l’amour triomphera. Mais derrière cette comédie romantique, joyeusement écrite, truffée de clins d’œil à d’anciens titres, Marc se sera hasardé à répondre à la question que le personnage pose au début du livre : « Dis, Papa, c’est quoi être un père ? ».
Et c’est sa réponse, la véritable âme du livre.

*Et si c’était vrai…, éditions Robert Laffont (2000) puis Pocket (2001 et régulièrement réédité). Prix Goya du premier roman.
** Ghost in Love, de Marc Levy. Éditions Robert Laffont/Versilio. En librairie depuis le 14 mai 2019.

La vie avec soi.

Voici un livre que je me promettais de lire depuis bien longtemps, depuis que j’ai lu le formidable Into the wild écrit par Jon Krakauer d’après le récit autobiographique de Christopher McCandless et dont Sean Penn avait tiré un fort beau film en 2007. Eh bien c’est chose faite. Je viens de le savourer au pays même où il fut écrit, à sept cents miles environ de là où il fut vécu et je le referme non sans une douce mélancolie à l’heure où l’écologie est en passe de devenir une sorte de nouveau terrorisme et le véganisme une religion intolérante, car Thoreau démontre avec une poésie délicieusement surannée (à laquelle la traduction délicieusement surannée de Louis Fabulet rend hommage) que la recherche du bonheur respecte nécessairement la vie dans les bois, le temps des saisons, la pluie, le vent, les récoltes, la beauté d’une aube, l’élégance d’un crépuscule. Il n’est de retrouvaille de soi que dans la paix et le respect, et si ces notions peuvent sembler un tantinet désuètes, jamais preuve n’a encore été apportée qu’elles ne sont pas justes, alors j’ai pensé, en refermant ce livre au mal que nous nous faisions tous les jours, par ignorance de la chance que nous avions d’être là, vivants, par égoïsme ou par désinvolture et j’ai commencé par recycler ce livre en l’offrant à un inconnu qui s’apprêtait, West Avon Rd, Rochester Hills, Michigan, à monter à bord de son gros truck Ford F250.

*Walden ou la vie dans les bois (1854), de Henri David Thoreau. Éditions Albin Michel, coll « Spiritualités vivantes » (hum, hum), traduction délicieusement surannée de Louis Fabulet, laquelle, dit-on, lui aurait pris sept ans, soit le même temps qu’il a fallu à Thoreau pour l’écrire.

« La sinistre nouvelle de ce qu’un homme a pu faire d’un autre homme ».

Un jour, on se met à lire un livre* qu’on se promettait de lire. On sait ce qu’on va lire et on le lit. On laisse les mots, les flots, nous submerger. On ne peut rien ajouter à ce qu’ils disent déjà, page 139 : Ils [les Muselmänner, les damnés] peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voutées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. Lire, c’est retenir le pire des crimes. L’oubli.

*Si c’est un homme, de Primo Levi. Éditions Julliard 1987 pour la traduction de Martine Schruoffeneger. Éditions Pocket, 2009. (Le titre de cette chronique est extrait du livre, page 82).