Archive | Bouquins.

24 heures chrono.

Lire au temps du virus. Bientôt 100 000 morts ici des suites du Covid-19. 40 000 morts par arme à feu en 2017. Mais l’arme la plus assassine reste le racisme. Suivie par l’indifférence.
Assez vertigineux de lire ce livre, ici à New York. De vivre, sous la plume d’un journalisme sans concession, d’une humanité sans larmes, cette journée du 23 novembre 2013, choisie au hasard par Gary Younge. Il y raconte en dix chapitres glaçants, dix meurtres ce jour-là de gamins âgés de 9 à 19 ans. Dix tragédies américaines.
En journaliste méthodique, écrivain inspiré – il a du talent à revendre –, Younge dissèque ces dix drames pour traquer jusqu’à en dénicher chaque origine et il y a dans cette quête quelque chose de la désespérance des chercheurs d’or, parce que, bien sûr, on retrouve la cause dans les 300 millions d’armes en circulation qui facilitent le coup de feu (on risque moins d’atteindre quelqu’un d’une balle lancée avec un élastique), mais surtout dans le racisme – la plus profonde et purulente plaie américaine –, dans la misère, les phénomènes de gangs, les problèmes abyssaux d’éducation et de santé, le découragement des parents, l’alcool, la drogue, le chômage, et toutes ces impasses qui empêchent l’horizon.
Aux parents à qui Younge demande ce qui a tué leur gamin, aucun ne répond « une arme ».
C’est être noir, pauvre et au mauvais endroit qui tue.
Une journée dans la mort de l’Amérique est un livre important. Un livre qui, une fois refermé, a réussi le miracle de parvenir à définir l’impondérable et irremplaçable poids d’une vie.

*Une journée dans la mort de l’Amérique, de Gary Younge. Éditions Grasset, collection Les lettres d’ancre. En librairie depuis le 4 octobre 2017.

Ces anges qu’on ne voit pas.

Lire au temps du virus. Désolant de lire, après trois jours de la levée (en trompe l’œil du déconfinement) qu’on ne parle que des vacances d’été. De plage « dynamique ». De chambres d’hôtes. Etc. Qu’on ne parle pas de bosser (mais ça doit être un mot inconnu, comme dans Brice de Nice, lorsqu’il dit : « Travail ? Oui, je dois avoir un ami qui fait ça »**) et surtout jamais de ceux qui, depuis leur enfance sont confinés du le mauvais côté de la vie.
En lisant Sale Gosse*, je pensais à Polisse, le film de Maïwenn, et voilà qu’à la toute fin, dans une note, Mathieu Palain explique que c’est ce même film qui, d’une certaine façon, est à l’origine de son livre. Ou plutôt de son expérience. Car si le livre est frappé du mot roman – ce qui lui permet de n’être pas remisé aux rayons psychologie, éducation ou encore sciences humaines des librairies –, il m’a frappé moi par son côté documentaire. J’ai, en le lisant, eu l’impression de voir un docu. De voir des vrais gamins à la ramasse ramassés par des garçons et des filles qui, pour des raisons profondes, personnelles, ou simplement belles, ont décidé de les aider, les sauver parfois, ces gars et ces filles de l’ombre, ces anges que personne ne voit jamais.
Sale Gosse est l’histoire de l’un de ces gamins. Wilfried. De l’abandon de sa mère quand il avait huit mois à l’abandon de ses derniers rêves quand il en a dix-huit. C’est une fabuleuse histoire de vie, d’urgence, de douleurs et de colères. C’est, je l’ai dit, à lire comme on regarde un documentaire, où ce qui cogne et fait le plus mal n’est pas le plus dur ni le plus violent, mais juste la vérité.
Mathieu Palain signe ici son premier livre. Ne le perdez pas de vue. Il en a sous le pied, comme on dit.

*Sale Gosse, de Mathieu Palain. Publié par L’Iconoclaste. En librairie (au rayon roman) depuis le 21 août 2019.
** De mémoire.

D’avant le temps d’avant.

Lire au temps du virus. C’est amusant l’usage des mots en période de virus. On parle de la vie d’avant. On évoque la vie d’après. On dit que l’après ne sera pas comme l’avant. La Palice, vite, reviens ! En attendant, voici une histoire d’avant avant.
L’automne attendra* est le troisième roman de Françoise Kerymer, ancienne libraire dont on pourrait à ce titre subodorer qu’elle sait mieux que quiconque ce qui plaira aux lecteurs.
Ainsi nous raconte-t-elle l’histoire de Louise, écrivain – mais un écrivain comme avant, qui a besoin d’une maison de campagne pour écrire, d’une ambiance parfaitement calme autour d’elle, de bougies parfumées et peut se prendre la tête pendant un mois sur une seule phrase –, mariée à Germain, un procureur à deux doigts grassouillets de la retraite. Après trente ans de mariage et deux grands enfants, il semble que l’amour s’ennuie. Et voilà que surgit Adrien, chef d’orchestre, solitaire, bougon, sauvage, au moment même où Louise croque un musicien dans son prochain roman. Il n’en fallait pas plus pour tracer la trame d’un roman d’une lenteur amoureuse d’avant le temps d’avant, de danses du ventre interminables, de papillonnements de séduction au ralenti, il est vrai que Clémenceau avait décrété que le meilleur moment de l’amour, c’est la montée de l’escalier, mais ici, l’escalier fait quatre ans et c’est un peu flippant car enfin, lorsque les (futurs) amants de 60 ans qui n’ont toujours pas consommé s’apprêtent à vivre sous le même toit, voilà que notre chef bougon s’apitoie (page 340) : « Qu’allons-nous nous dire, tous les jours, à table, vous et moi ? Je me suis tellement habitué au silence de la solitude ? ». Élégant, le gars.
Bref, malgré l’improbabilité même du sujet (mais y aurait-il encore des romans si la plausibilité devait l’emporter ?), ne boudons pas ce plaisir automnal, aux couleurs parfois de rouille. Il rappelle que le bonheur n’a pas de date limite. Et c’est finalement le plus important.

*L’automne attendra, de Françoise Kerymer. Éditions JC Lattès. En librairie depuis le 4 avril 2018. (Oui, il était depuis longtemps sur ma pile).
PS. La dédicace ci-dessous que m’avait adressée Françoise résume bien mieux son propos que je ne l’ai fait ci-dessus. Finalement, les cordonniers sont les mieux chaussés.

Manque un peu de sel.

Lire au temps du virus. Avoir des réserves de livres, comme on a des stocks de pâtes et de papier toilette. Et se nourrir l’esprit, autant que le corps.
C’est curieux. Voici un texte que je rêvais de dévorer depuis longtemps et, comme à mon habitude je gardais le meilleur pour les jours de faim. Je viens donc de refermer ce roman* multi-primé** en Italie, comme on pose une serviette sur une table, à la fin d’un repas, certes copieux, inventif, audacieux parfois, mais qui laisse un peu sur sa faim, justement. Bon. Fi de mes vaseuses comparaisons culinaires, La Goûteuse d’Hitler est un livre formidable à partir de la moitié. La seconde, heureusement. Ceci dit, il faut se farcir (pardon) la première et elle manque selon mon goût singulièrement de piquant. Voici l’histoire de Rose, femme et amoureuse de Gregor parti au front. Avec d’autres, elle devient goûteuse pour le Führer, lequel avait des intestins particulièrement délicats, un système digestif capricieux et une phobie de l’empoisonnement. Voilà. Mais deux cents pages plus tard, voici que Rose, alors que Gregor est porté disparu (quelle expression quand même, porté disparu) goûte à Alfred Ziegler – Obersturmführer pur jus, nazi pur porc –, ses sens s’affolent, son dos se cambre, ses reins brûlent. L’interdit fait les jouissances ravageuses. Et enfièvre les sentiments. Page 324, dans la bonne moitié donc, elle confesse : « J’existais moins depuis qu’il ne me touchait plus. Mon corps avait révélé sa misère ». Et là, le livre confine à quelque chose de parfait. De bouleversant aussi. Le chagrin du corps en période de conflit. Un sorte d’agueusie du désir. Le cannibalisme de la guerre.

*La Goûteuse d’Hitler, de Rosa Postorino. Éditions Albin Michel. En librairie depuis le 2 janvier 2019.
**Prix Campiello. Prix Vigevano Lucio Mastonardi. Prix Rapallo. Prix Pozzale Luigi Russo. Prix Jean Monnet de Littérature européenne 2019. Prix 22 euros.
PS. Dans le genre de livre qui lie épices et passion, on se délectera de Como agua para chocolate (« Les épices de la passion », en français, bof, bof comme titre) de l’irréprochable Laura Esquivel, porté à l’écran sous le même titre par son diable de mari, Alfonso Arau.

Le seul livre au monde qui a remporté une Palme d’Or.

Lire au temps du virus. Je lis et vois ici et là que la consommation de livres et de films sont en augmentation en ces temps de confinement, alors voici d’une pierre deux coups. Un livre et un film.
Hirokazu Kore-eda. Vous connaissez. Non pas parce qu’il est né en 62 à Tokyo. Ou que son père fut soldat de l’armée japonaise de Mandchourie, sa mère une grande cinéphile. Non. Mais parce que vous avez probablement vu Nobody knows (誰も知らない), ou encore Tel père tel fils (そして父になる), deux films d’une très grande beauté. En 2018, Une affaire de famille (万引き家族) remporte la Palme d’Or à Cannes, rencontre un immense succès international et le fait se fâcher avec le premier ministre japonais qui y voit une attaque contre la famille traditionnelle nippone.
Et voilà que non content d’avoir raconté son histoire de famille (un Capra ultra moderne) avec sa caméra, il prend son fude (筆 ふで) et la raconte cette fois avec des mots. Cela donne un livre curieux. À cheval entre le roman et le scénario. Un livre sans aucune grâce littéraire, juste celle de son histoire bouleversante. Des mots simples mais qui créent aussitôt des images fabuleuses sous nos yeux. C’est ça aussi la magie d’un livre.

*Une affaire de famille, de Hirokazu Kore-eda. Éditions JC Lattès. En librairie depuis le 28 novembre 2018.

L’Internationale, nouvelles paroles.

Lire au temps du virus. On parle beaucoup des premières lignes. L’armée des discrets. Les chauffeurs. Les caissières. Les infirmières. Les agriculteurs. Les livreurs. Tous ceux qu’on ne voit jamais. Soudain, ils deviennent les indispensables. Alors lire l’histoire d’un gars qui bosse en usine, trie les crevettes, fait de l’intérim dans un abattoir, ça remet les choses en place. Surtout quand on est confiné dans un canapé.

Voici un texte* qui,
comme Charlotte de David Foenkinos ou
Les Chardons de Flavie Flament
s’écrit avec retour
à la ligne
dépouillant ainsi l’écriture
de tous ses poux
avaries
vilenies
pitreries
ne se concentre que sur l’essentiel
ici même
la vie de Joseph Ponthus auteur
équarisseur nettoyeur trieur
en usines de crevettes de tofu langoustes poissons panés
poissons pas nets
ouvrier intérimaire qui décrit les souffrances de son corps dans le corps de l’usine le ventre de l’usine le cœur de l’usine entre pause café clope blagues salaces chagrins odeurs corporelles
et revient sans cesse
à la ligne
comme on revient au port
au porc
pour s’accrocher aux mots des autres des chansons Barbara Trénet
Trenet surtout
et les poètes Apollinaire Aragon Ferré ah Ferré Poètes vos papiers
et l’auteur usine la nuit épuisé ses mots comme on sarcle comme on bine comme on croit que la culture peut sauver de toutes les conditions humaines ah la condition humaine le point du jour le travail de nuit les heures sup la soupe le crachin et l’espérance immense d’être par la connaissance sauvé
à la ligne
c’est le chant du désespoir nourri à l’espoir
comme le poulet au grain
un texte inoubliable déjà
qui dessine un auteur libre
un homme fier
un affranchi
affranchi de tout
qui chaque fois
à la ligne
retourne
et fait les lendemains chanter et son chien Pok Pok sautiller de joie et son épouse d’amour d’amour mourir et nous lecteurs vivre plus fort
enfin

*À la ligne – Feuillets d’usine, de Joseph Ponthus. Éditions La Table Ronde. En librairie depuis le 22 septembre 2019. Grand Prix RTL/Lire. Prix Régine Deforges. Prix Jean Amila-Meckert. Prix du Premier Roman des lecteurs de la ville de Paris. Prix de la librairie Coiffard. Prix Eugène Dabit du roman populiste.

« Tu n’es pas un homme. Tu es un ennemi. »

Lire au temps du virus. Les chiffres qui parlent du dehors sont terrifiants. Ils sont une inondation. Charrient soudain nos certitudes, nos espérances. À  les mettre en regard de ceux que compilent sans haine Rithy Panh et Christophe Bataille, ils deviennent momentanément plus supportables.
Comme pour Si c’est un homme de Primo Levi dont j’avais longtemps repoussé la lecture, j’ai attendu avant d’ouvrir L’élimination. Je viens de le refermer.
Je savais que de ce livre jailliraient des mots de la force des balles. Des violences inhumaines. Des chagrins innommables. Je savais que la folie redéfinirait aussi le langage, éliminerait des mots, en assemblerait d’autres. Je savais que toute révolution déboussolait le corps du monde.
Je ne savais par contre pas qu’y pousseraient autant de fleurs humaines. Autant de sentiments inhabités pour moi – ainsi Rithy Panh, l’enfant qui a traversé son enfance au temps des Khmers rouges, devenu écrivain et surtout cinéaste, « je voulais filmer les regards », écrit-il, interroge ici Kaing Guek Eav, cultivé, roublard, sculptant sa légende à coups d’expressions réinventées, le bourreau dit Duch, l’un des responsables de ce génocide qui fit 1,7 million de morts et pourtant. Pourtant, loin de le crucifier, Panh cherche en lui sa part humaine. Car ce qui fut systématiquement éliminé durant ces quatre années rouges, c’est l’homme justement. Le corps. La différence. L’esprit. Toute cette rareté.
L’Angkar défigurait les hommes. Les reformatait en machines. Accouplait les machines. Puis les vidait de leur sang pour qu’elles ne gonflent pas. Tiennent moins de place dans les fosses. Pourrissent plus vite.
Je ne savais pas non plus la beauté de certains mots quand ils se situent au-delà de l’horreur, au-delà de la violence et du pardon. Quand ils effleurent l’âme et laissent, plutôt qu’un charnier d’espérances, une fragilité qui confine au sublime et redonne à l’être humain son essentielle valeur.
Un témoignage d’une magistrale beauté.

*L’élimination, de Rithy Panh, avec  Christophe Bataille. Au Livre de Poche depuis 2016, précédemment publié aux éditions Grasset (2011). Prix Joseph Kessel, Prix Aujourd’hui, Prix essai France Télévisions, Grand prix des lectrices de ELLE, Grand prix SGDL de l’essai.
La photo de la couverture est celle de Hout Bophana, prise par les Khmers rouges. Elle fut torturée de nombreux mois avant d’être éliminée.

Sortez de chez vous.

Lire au temps du virus. Quel bonheur un livre qui prend son temps quand on a soudain le temps. Un livre qui nous entraîne à Dublin, à Amsterdam, à New York, alors que nous sommes tous coincés dans un canapé et que Netflix, ça va bien deux heures.
– Tiens, lis ça*, c’est génial, m’ont dit, enthousiastes, Audrey Petit et Florence Mas du Livre de Poche. Et me voilà avec un bouquin de 852 pages dans les mains et, dieu merci, une typographie d’une taille qui tient compte de mon grand âge et de ma myopie. Je viens de le finir, épuisé, comblé, heureux, comme je l’étais à la sortie des trois heures cinquante huit du film Autant en emporte le vent ou des deux heures cinq d’Imitation of Life du grand Douglas Sirk, car voilà un furieux mélodrame, qui charrie soixante-dix ans de passions, de trahisons, de déceptions. Tout commence ici, en 1945, dans une Irlande dirigée par les curés (sic) où les filles mères et les pédales (sic) sont bannies – un personnage d’ailleurs le clame : « Il n’y a pas d’homosexuel en Irlande ». Et voilà Cyril, notre héros/narrateur, fils abandonné, adopté par une écrivain qui refuse le succès (c’est de mauvais goût) et son mari oublieux des impôts. À 7 ans, il se découvre attiré par les garçons et va traverser ce grand demi-siècle, croiser le chagrin de la solitude, la violence du rejet, les désolations des passes sordides, et puis rencontrer l’amour soudain, lumineux, unique, presque la paix, et puis de nouveau la violence du monde, les homophobes, le sida qui pointe le bout de son horrible nez, l’éternel retour vers la mère inconnue, qui l’a abandonnée à seize ans, ce rivage où poser enfin ses valises, ces bras où sombrer enfin. Apaisé. Heureux. John Boyne signe, c’est indiqué sur la couverture et c’est vrai, une « saga bouleversante », « furieusement romanesque » et je vous jure qu’en ces temps morbides, Les fureurs invisibles du cœur nous rappellent à quel point la vie est belle, précieuse, passionnante et qu’il convient de tout faire pour en jouir à chaque instant, avec ceux qu’on aime, et un super bon bouquin de 852 pages.

*Les fureurs invisibles du cœur, de John Boyne. Le Livre de Poche. En librairie depuis le 2 janvier 2020.