Archive | janvier, 2016

La langue morte de l’enfance.

Jean-Marc Parisis.

Bien qu’il s’agisse de souvenirs d’enfance que Jean-Marc Parisis écrit ne pas regretter, écrit s’en souvenir, la rêver, l’imaginer encore, « À côté, jamais avec » est, d’une certaine manière, une sorte de dictionnaire de l’enfance, comme il y a des dictionnaires du piano, de la nostalgie et des pin-up des années 60.
Nous voilà, dès les premières pages, entraînés dans le sillage du jeune Jean-Marc, près de son école blanche à Versailles, à bord du car Chausson et ses sièges en skaï vert ou marron, ou encore dans la DS ou la R 16 du père, dans les rayons de la superette Super Jalon et surtout dans ces mots de l’enfance de ces années là, ces mots, auxquels sa plume d’une délicatesse inouïe, redonne vie, images et parfum. Ainsi le guidon bracelet de la Malagutti et autres bécanes, autres meules. Le mono de la colo. Les fascicules Alpha. Le coup du hérisson dans les cours de récré. Les avions en balsa. Les gamins qui chourent. Les soutifs des filles à la piscine. Parisis réveille une langue morte, précise et magnifique : celle de nos enfances (nous avons pratiquement le même âge), ce langage que l’on perd en grandissant, pour sombrer, écrit-il, dans « la langue artificieuse, bêtifiante, concupiscente, une langue d’adulte fantasmant sur la langue des enfants – ni plus ni moins qu’une entreprise de corruption, tout à fait officielle » (page 129). Et comme les livres (pour enfants) sont encore plus beaux avec des images, je ne saurais trop vous recommander de suivre la balade de Parisis en glissant ce petit bréviaire** dans la poche de votre K-way, ou en l’attachant avec un sandow sur le porte bagage de votre biclou.

Jean-Marc Parisis 2.

*À côté, jamais avec, de Jean-Marc Parisis. Éditions Lattès. En librairie depuis le 20 janvier 2016.
**Nouveau Bréviaire pour une fin de siècle, de Macha Makeïeff. Éditions du Chêne. En librairie depuis le siècle dernier, le 18 novembre 1998 exactement.

Le Nobel, non merci.

Patrick Tdoret

« Certes, les cas de refus (du Prix Nobel) ou de défiance avaient été peu nombreux : Sartre, en 1960, vexé peut-être que Camus l’eût devancé de trois ans… ; Beckett aussi, ascète incorruptible des Lettres, qui, quelques neuf années plus tard, vécut cette distinction comme une « catastrophe » et se fit remplacer par son éditeur Jérôme Lindon, à la sauterie du Konserthuset de Stockholm » (page 29*).
À cette courte liste, on peut désormais ajouter le nom de Tristan Talberg, romancier, poète, et essayiste français, disparu le jour même où l’académie suédoise annonce qu’il est le lauréat du Nobel. Kidnapping ? Suicide ? La police examine toutes les pistes. Mais là n’est pas le sujet du livre. Pas d’enquête. Pas de rançons. Juste un homme qui depuis cinq ans, depuis la mort de sa femme, s’est retiré du « Barnum médiatico-narcissique » (page 14). Il n’écrit plus, se tient loin du monde. Et patatras, voilà que le monde vient à lui à cause de ce Prix. Alors il se sauve, rejoint la route Compostelle, y croise des pèlerins, des illuminés, des doux, des égarées ; au hasard de sa marche, lui reviennent les livres de ses auteurs préférés, André Suarès, Pascal, Cioran, Saint Augustin, Bernanos, la balade devient littéraire, un chemin de mots posés comme des galets, qui dessinent le chemin du cœur ; celui qui mène à sa Alta Mia, sa chère disparue à laquelle il écrit de nombreuses lettres, tandis que ses pas le rapprochent de ce cap Finisterre, cette finis terrae, qui est le bout de lui-même, ce lieu intérieur où il atteindra sa paix. L’Homme qui fuyait le Nobel est un livre doux, une écriture sensuelle sur la nostalgie inconsolable d’un amour fou, la colère d’un homme qui s’apaise enfin et cette idée, esquissée, qu’il existe peut-être quelque chose de plus grand que nous.

*L’Homme qui fuyait le Nobel, de Patrick Tudoret (et non pas Tristan Talberg). Éditions Grasset. En librairie depuis le 14 novembre 2015. Un immense merci à Brigitte Opigez pour m’avoir offert ce livre.

Et maintenant, la météo.

Franck Courtès

Après avoir été photographe, nouvelliste, primo-romancier, voici Franck Courtès en météorologue* de cette France des années 85 (date de l’apparition de la Renault Express qui, dans le livre, remplace la 4L), ces années où la terre avait encore un parfum, une âme, juste avant le béton des politicards, la disgrâce des banlieues, avant l’arrivée des « Marocains » et avec eux l’herbe qu’on va se mettre à fumer dans ces campagnes où l’herbe était plus verte.
Franck s’attaque, avec une écriture élégante, au combat du Bien et du Mal, autrement dit de la tradition contre le progrès, au travers d’une histoire d’enfance – celle de Quentin l’handicapé et de son frère Benoit, fils du garde de l’ancien château de Mortcerf, et celle de Gary, le gamin violent, capable à treize ans de briser le cou d’une vache et, plus tard, le cœur des filles. L’histoire du voyou contre le paysan. De la fumée de la terre qui s’éveille contre celle des pétards. Du blanc de la neige contre celui de la cocaïne. Il y a de la pub Herta dans ce livre – celles, magnifiques, que filmait Jean Becker et que la musique de Pierre Bachelet rendait envoûtantes –, des paysages d’avant, des hérons, des renards, des sangliers, des liserons et des hirondelles. Et puis soudain le chaos. Sur une majeure partie de la France est un roman sur tout ce qu’on a perdu, qui ne reviendra plus, et qu’au fond, on doit apprendre, ou accepter, de ne pas regretter – puisque la nostalgie n’est plus ce qu’elle était.

*Sur une majeure partie de la France, de Franck Courtès. Éditions JC Lattès. En librairie le 20 janvier 2016.

Cinq femmes puissantes.

Karine Lambert

Cet immeuble, c’est la Casa Celestina, le nom qui lui ont donné ses cinq locataires.
Voici la Reine d’abord, au dernier étage, plus près des étoiles, le seul endroit supportable pour une ancienne étoile dont le corps ne s’envole plus depuis trente ans, et les pieds qui faisaient de si jolies pointes s’enracinent ; la Reine, qui ne vivait que des amours d’une nuit, une seule représentation parce que les répétions lassent, amoureuse transi d’un Fabio qu’elle tient à distance depuis qu’elle ne vole plus.
Voici Rosalie, commerciale d’agence de publicité, inséparable de François, directeur artistique, à tel point qu’on les appelait « FrançoisetRosalie », mais voilà, François est parti un beau matin, en allant chercher des allumettes, comme dans la chanson.
Voici Simone, enfance vosgienne, des envies d’espace, qui part parcourir le monde et tombe sur un gaucho en Argentine, coup de foudre, toundra, tourbières, tango et un petit Diego beau comme un Jésus, mais le gaucho est trompeur et s’acoquine d’une jeune anglaise.
Voici Giuseppina, petite sicilienne, surveillée par ses frères velus comme le lait sur le feu, empêchée d’amour et de grand air, mariée à Luigi, vilain comme une melanzana et qui préfère le foot à la tendresse, même la nuit de sa nuit de noce.
Les voilà toutes réunies depuis des années dans cet immeuble où, à part un étrange Jean-Pierre, aucun homme n’est autorisé à pénétrer.
Et puis voici Juliette, qui vient occuper l’appartement de Carla (partie chercher en Inde ce qui remplace les hommes) ; Juliette, jeune monteuse de cinéma, qui connaît les scènes d’amour par cœur et qui rêve d’en être l’héroïne un jour, et qui va remuer toutes ces femmes qui y ont renoncé.
Sous couvert de comédie, L’immeuble des femmes qui ont renoncé aux hommes*, est une très élégante réflexion sur l’amour, le désir, et surtout la façon de les faire vivre longtemps. Il y a du Barbara Constantine chez Karine Lambert, cet art de griffer avec une plume. Pas étonnant qu’un bouche à oreille enthousiaste ait déjà séduit 65.000 lectrices. Et un lecteur 🙂

*L’immeuble des femmes qui ont renoncé aux hommes, de Karine Lambert. Éditions Le Livre de Poche depuis le 10 juin 2015. Prix Saga Café 2014 –Meilleur premier roman belge.

Apprendre à savourer.

Mikaël Ollivier

Ne confondez pas Mikaël Ollivier avec Michel Oliver, fils du grand chef Raymond Oliver, trois étoiles au Grand Véfour, encore que, avec Apprendre à marcher aux enfants*, Mikaël Ollivier mérite lui aussi trois étoiles. Voici un livre rare, plein de cette grâce qu’on rêve de découvrir en regardant sous la couverture. Un livre où toutes les phrases semblent parfaites, comme autant de portées mozartiennes.
Mikaël Ollivier nous apprend, en quinze chapitres, à aimer les parents, et surtout les pères. Les pères perdus, quand les enfants grandissent. Les pères nostalgiques des ébats furieux du début. Les pères tentés par les tentations qui surgissent au moment où on ne s’y attend pas. Les pères effarés qui sont dépassés par leur progéniture. Les pères promeneurs de vilains petits Bouledogues français. Etc. Quinze succulents chapitres, tour à tour drôles, graves, bouleversants – qui nous habitent longtemps encore, le livre refermé.
Voici donc une des succulentes surprises en ce mois de janvier, au milieu des mastodontes pas toujours digestes qui débarquent en librairie ; un texte frais, créatif et délicieux, comme l’étaient le pintadeau Jean Cocteau et le Coulibiac de Colette du grand Michel Oliver. L’avantage avec Mikaël Ollivier, c’est qu’il n’y a pas besoin de réserver. Le livre vous attend dans toutes les librairies. Excellente dégustation.

*Apprendre à marcher aux enfants, de Mikaël Ollivier. Éditions Le Passage. En librairie le 14 janvier 2016.

Jugeons Trévidic.

Trévidic

Alors que la France est en guerre (dixit no’t bon maître), que Paris en est le champ de bataille, le grand juge de l’antiterrorisme est depuis un an à Lille, aux affaires familiales, selon la règle qu’au bout de dix ans, un juge doit changer d’affectation – un peu comme si, au bout de dix ans, on demandait à un ophtalmo d’être podologue. Mais bon, la France a ses Lois que le bon sens ignore. Mais la bonne nouvelle dans tout ce chaos, c’est que cette nouvelle vie a offert à Marc Trévidic une vie plus calme, dans laquelle il a suivi le conseil de ceux qui avaient lu et sincèrement aimés ses précédents livres : « écris un roman ».
Voici Ahlam, le premier roman d’un véritable écrivain. L’histoire d’un peintre français, installé dans l’archipel de Kerkennah (Tunisie) qui se lie d’amitié avec une famille locale dont les deux enfants, Issam et Ahlam, sont formidablement doués pour les arts – lui pour la peinture, elle pour la musique.
Mais voilà. Dehors, les monstres grognent. Grondent. Les Tours Jumelles s’effondrent là-bas, au grand pays des mécréants. L’espoir d’un état islamique se lève ici. La crainte et la haine du régime de Ben Ali réveillent les courageux et les fous, mais dans le désordre, l’absence de règles, ce sont toujours les fous qui gagnent. Je ne veux pas vous dévoiler l’épatante intrigue de Marc, ça serait vous priver d’un authentique plaisir de lecture. Juste vous dire ceci. Demandez-vous ce que deviennent les artistes, et par conséquent l’art, au milieu de ceux qui n’ont de cesse que de le détruire (arc de triomphe et temple de Baalshamin à Palmyre, œuvres pré-islamiques à Mossoul, etc). Alors plutôt que de mettre en scène un xième attentat, attenter à notre histoire, à notre mémoire, et par conséquent à notre futur, est la très belle idée du livre. Bravo.

*Au Cœur de l’antiterrorisme (2001), Terroristes, les sept piliers de la déraison (2013), Qui a peur du Méchant Petit Juge ? (2014), tous publiés chez JC Lattès.

**Ahlam, de Marc Trévidic. Éditions Lattès. En librairie depuis le 6 février 2015. Prix 2016 des maisons de la Presse.

Entrez dans la ronde.

Vienne, à la fin du dix-neuvième. Une prostituée rencontre un soldat qui rencontre une femme de chambre qui rencontre un jeune monsieur qui rencontre une femme mariée qui rencontre un époux qui rencontre une grisette qui rencontre un auteur qui rencontre une comédienne qui rencontre un comte qui rencontre une prostituée. La boucle est bouclée. Elle fait une ronde entêtante. Un cercle parfait. La Ronde, initialement intitulée Liebersreigen – La ronde d’amour – devint Reigen – La ronde – afin de calmer les hystériques censeurs autrichiens qui voyaient dans cette pièce une apologie de la dépravation sexuelle. Arthur Schnitzler a écrit une pièce prodigieuse. Max Ophüls en a tiré un film** qui m’a toujours bouleversé dans lequel Gérard Philipe, Simone Signoret, Danielle Darrieux, Serge Reggiani, Daniel Gélin et les autres, sont tous formidables. La voici à nouveau sur scène**, au théâtre du regretté Gerber, dans une version toute en finesse. Profitez-en.

La ronde

* Éditions Stock (2002).
** Théâtre Montmartre Galabru. Tous les jeudis soirs à 21h30, du 18 février à fin mars (Un conseil, réservez maintenant).

Le tour du monde en 10 jours.

Delesalle

Dix jours sur un cargo, le MSC Cordoba, pour relier Anvers à Istanbul. Mille six cent vingt-neuf containers. Deux cent soixante quatorze mètres soixante dix huit de long – franchement, ils auraient pu arrondir à deux cent soixante quinze.
À son bord, Nicolas Delesalle, grand reporter à Télérama, prend du recul, s’isole sur cet immeuble flottant, retrouve la saveur de la lenteur du temps. Les containers contiennent des citrons belges, des voitures, de la viande de bœuf congelée, des mystères, mais surtout, les souvenirs du reporter. L’un après l’autre, il les ouvre, nous livre leur contenu, comme des chroniques sur la folie des hommes, les guerres, les printemps arabes, la petitesse de Sarkozy, la danse lascive de Raymond, soixante-cinq ans, blanc, et de la belle Aminata, trente ans, ivoirienne, les grands malades de Daech, les joueurs d’échecs russes et les enfants évaporés du Niger, et quelques magnifiques marins et courageux reporters. Comme dans son précédent livre, Un parfum d’herbe coupée, où Nicolas essayait de saisir ce qui s’enfuit (l’enfance), avec Le Goût du large*, il confirme son talent de chroniqueur du temps qui passe, à la vitesse d’un cargo et à celle de la furiosité du monde. L’un des plus beaux tours du monde que l’on puisse faire pour 14,20 euros.

*Le Goût du large, de Nicolas Delesalle. Éditions Préludes. En librairie le 6 janvier 2016.