Archive | avril, 2021

Le dessinateur de la famille.

Voici un roman formidable*. Un roman graphique. C’est d’ailleurs la première fois que je lis un authentique roman graphique. C’est un peu, si vous n’y connaissez rien, comme les anciens romans photos dans Nous Deux, alors appelés « L’hebdomadaire qui porte bonheur », sauf qu’ici les photos sont en dessin. 
Dans Blankets, Craig Thompson, né en 1975, raconte (et dessine) son enfance dans le Wisconsin, au cœur d’une famille très (trop ?) chrétienne et surtout sa rencontre avec la belle, la douce, la précieuse Raina lors d’un camp (chrétien). S’ensuit la grâce de l’éveil amoureux, du désir timide à cause du poids de la religion, le mal, la concupiscence, culpabilité, disgrâce, tout ce que la religion prêche de négation du bonheur terrestre. Mais Craig est « visité » par ce premier amour. Il en sera transfiguré. Il deviendra ce dessinateur/auteur d’une importance cruciale. (Il y a dans ses dessins une poésie parfois qui touche aux étoiles). 
Blankets est un très grand premier roman d’amour et d’apprentissage. Une histoire de liberté. Une merveille. Un spectaculaire envol.

*Blankets, de Craig Thompson. Éditions Casterman « écritures », 582 pages. 27 euros. En librairie depuis le 16 mars 2016.

Une (excellente) éducation.

Voici le genre de livre* dont on m’avait chanté les louanges à sa sortie il y a deux ans, qu’on m’a offert (plusieurs fois) en me disant Lis ça, c’est formidable, et à nouveau en Poche, il y a un an, avec toujours le même enthousiasme. J’ai donc attendu, et sans doute êtes-vous comme moi : lorsqu’on vous dit qu’un truc est génial, vous en exigez quelque chose de génial et souvent, vous êtes déçu. L’attente est le meilleur remède. Voici donc que j’ai hier soir achevé de lire les 466 pages de ce récit de Tara Westover, Une éducation, et que je suis encore tout chose ce matin. J’ai l’impression d’avoir vécu à côté de cette gamine, l’une des sept enfants d’un couple de mormons, qui prône l’école à la maison (parce que l’école ment), le travail (parce qu’il ne faut dépendre de personne), le mariage arrangé (parce qu’on est mieux entre soi) et autres petites choses qui peuvent agacer en ces temps d’intolérance. Voilà Tara qui travaille à sept ans à la décharge de ferraille de son père et se pose déjà des questions sur la vie, décide plus tard, bravant l’interdit familial d’aller à l’école, et comme la vie est parfois aussi belle que dans les livres, obtient une bourse pour Cambridge (où elle décrochera un doctorat en histoire), puis Harvard, et finira par écrire ce bouquin, encouragée par son maître de thèse, en s’appuyant sur les quinze ans de notes de son Journal. Mais plus qu’une éducation, c’est ici une magnifique rébellion, un conflit de loyauté avec sa famille qui traverse le récit, l’illumine et le rendra sans doute inoubliable. « J’avais sacrifié ma famille à mon éducation, écrit-elle page 438, et je risquais de perdre ça aussi ». Il faut accepter de tout perdre pour gagner la joie essentielle d’être soi. Lisez-le, c’est absolument formidable.

*Une éducation, de Tara Westover. Éditions JC Lattès (2019) et Le Livre de Poche (2020).

Carpe carpe.

Grand Platinum* est une espèce de carpe japonaise. On ne dit pas, précise Anthony van den Bossche, « carpe koï » puisque koï en japonais signifie carpe et que dire carpe koï reviendrait à dire carpe carpe, ce qui convenons-en, est un peu ridicule. Bref. Voici un premier roman fait de bric et de broc et donc assez touchant, qui raconte (passons les détails du métier « branché » de Louise ou de la misophonie de son frère) le projet fou de ce frère et cette sœur de récupérer la collection de carpes carpes (je n’ai pas pu m’en empêcher, pardon) que feu leur père a égrené dans les bassins de Paris. C’est tout. C’est osé. C’est plein de délicatesse. De folie douce. Un petit roman à lire, assis au bord de la Seine, du Rhône, ou d’un aimable plan d’eau, en écoutant le silence et surtout en observant les écailles merveilleuses qui lacèrent parfois la surface et ouvrent une voie de rêves.

*Grand Platinum, de Anthony van den Bossche. Éditions du Seuil, coll. Fiction & Cie. En librairie depuis le 7 janvier 2021.

Un doigt de violence ordinaire.

Voici le second récit* de Dalie Farah, après Impasse Verlaine** (que je n’ai pas lu et qui, semble-t-il, racontait son enfance battue comme plâtre par sa mère et fut récompensé par neuf prix en 2019) dans lequel elle rapporte les conséquences des deux doigts d’honneur qu’elle fit à un automobiliste qui venait de la klaxonner un matin sombre tandis qu’elle traversait en dehors du passage clouté devant l’école où elle se rendait pour y donner cours. Suite à quoi, elle se prit une bonne mandale dans la tronche. 
Cet incident est le point de départ de son témoignage de prof berbero-auvergnate et surtout de toute cette violence qu’on rencontre désormais à l’école de la république et, également, devant l’école. Dalie Farah nous narre avec un humour désespéré et épatant ces trois violences qui l’ont traumatisée (la baffe suscitée, l’insulte d’un élève et les coups d’un autre), la mollesse océane de l’éducation nationale, les mensonges de Blanquer, le poids et l’inertie du Mammouth (on rigolera en pensant à ce sujet aux promesses d’un autre mammouth, Claude Allègre), mais surtout, et c’est ce qui m’a le plus touché dans ce récit qui file à toute blinde, sa réflexion sur ces petites origines de la violence, cette soumission atavique à l’excès de l’autre, notre inconsciente complaisance : « Être une victime, c’est avoir de la valeur pour le criminel » (page157) ; et si à l’arrivée, elle ne propose rien (qui le pourrait alors que même le président Macron pose en chemise blanche humide avec des loulous torses nus qui font des doigts), on se surprend à rêver que chacun se civilise un peu, oh, juste un peu. Mais parions que ce n’est pas demain la veille.

*Le Doigt, de Dalie Farah. Éditions Grasset. En librairie depuis le 3 février 2021.
**Éditions Grasset (2019) et MonPoche (2020).
Une phrase bouleversante, page 196 : « La faim ne tient plus dans sa bouche ». On dirait du Michaux.

Pour le meilleur et pour le meilleur.

Une femme et un homme qui ne se connaissent pas lisent le même livre, se rencontrent et finissent par s’épouser. Ce livre, c’est Entre ciel et Lou de Lorraine Fouchet. Aussi, quand ils demandent à Lorraine de leur en dédicacer une cinquantaine pour leurs invités, qu’ils l’invitent elle-même au mariage, il ne lui en faut pas plus pour avoir matière à son 22 ème roman*, Face à la mer immense qui emprunte lui aussi son titre à la fameuse chanson de Serge Lama, Une île, car c’est là, sur l’île de Groix, que tout ramène toujours Lorraine, comme un aimant. Y revoici donc sa ribambelle de personnages délicieux, son cortège d’espérances et sa joie possible tapie dans l’ombre de chaque chagrin, de chaque petit secret puisqu’en habile romancière qu’elle est, elle n’oublie pas qu’elle a longtemps été médecin urgentiste et à ce titre rêvait de sauver le plus grand monde possible. La voilà cette fois qui plonge dans cette mer immense des sentiments (à l’occasion d’un (re)mariage – familles compliquées, couples ébréchés, enfants fissurés, grands-parents fêlés) pour sauver chacun d’eux et par extension rendre chacun de nous sauvable. Avec son cœur immense, Lorraine espère toujours que chacun trouve bonheur à son pied et c’est sans doute pour cela qu’elle écrit. Pour nous rappeler que c’est possible. Ce qui en fait notre plus belle diseuse de bonnes aventures.

*Face à la mer immense, de Lorraine Fouchet. Éditions Héloïse d’Ormesson. En librairie le 1er avril 2021.