Archive | juin, 2022

Jean-Marie Sempé.

Si Sempé avait choisi d’être écrivain plutôt que dessinateur (encore que les légendes de ses dessins tiennent parfois du chef d’œuvre, je me souviens de cet inoubliable « J’ai pardonné à ceux qui m’ont offensé, mais j’ai la liste »), il aurait écrit ce formidable roman court (ou nouvelle longue), Les Parisiens*, d’un petit nouveau venu de 75 ans, bourré de talent : Jean-Marie Bénard.
Les Parisiens, ce sont Élise et Marcel qui débarquent dans un petit village de bord de mer, dans le bordelais, pour y couler une retraite paisible — écrire pour lui, peindre pour elle — et les voilà qui se fendent de créer une association locale, à l’instar, souvenez-vous, de ce petit office du tourisme d’un village de trois maisons chez Sempé qui rêvait de recevoir Madame Brigitte Bardot. Bref. Voilà nos Parisiens confrontés à ces provinciaux déguisés en gens de culture, fonctionnaires de l’artistique, croqués ici de plume de maître, persillés de travers balzaciens, égratignés mais jamais blessés car Bénard connaît trop l’âme humaine pour la savoir complètement noire. C’est ce Léger décalage, pour reprendre un titre de Sempé, ou cet Air de rien, toujours lui, qui fait de ce petit livre une formidable réussite au charme fou. À lire urgemment dans toute la France.

*Les Parisiens, de Jean-Marie Bénard. Amazon Publishing. C’est-à-dire ici. Disponible depuis le 21juin 2022.

Un homme et une femme (sans chabadabada).

Elle se fait appeler Sa Majesté. Elle le fait Roi d’Australie. Une sorte de princesse et son bouffon qui, sur Terre, poursuivent une mission divine. En gros remettre le monde en ordre. Et les voilà qui parcourent les routes pendant vingt ans, de fermes en fermes, vivant de la générosité locale et de leurs fabulations. Un jour, Sa Majesté explique au Roi d’Australie qu’un retour en arrière est possible pour que tout se remette réellement en ordre. Que ce retour doit passer par un sacrifice. 
Ce sera celui du petit Antonin Crémault, dix ans, 42 coups de couteau.
Sa Majesté, c’est Noëlla Hégo, le Roi d’Australie Stéphane Moitoiret. Ils seront condamnés, elle à cinq ans de prison, lui à trente ans avec une peine de sûreté de vingt. Car tout cela, bien sûr, est une histoire vraie sinon l’immense chroniqueur judicaire et surtout brillant écrivain qu’est Stéphane Durand-Souffland, n’aurait pas pris la plume. Et quelle plume ! Qui cisaille la folie, creuse, remue, bouscule et s’enfonce dans le terrible brouillard de la responsabilité pénale. Un fou peut-il être responsable ? La folie est-elle une excuse ? C’est là, outre le fait divers sublimé par l’art romanesque, le talent troublant et absolu de ce livre.

*Mission divine, de Stéphane Durand-Souffland. Éditions L’Iconoclaste. En librairie depuis le 6 mai 2021.

Rions un peu, c’est rare.

Voici le roman* facétieux et brillant d’un temps où la politique, et surtout ceux qui la pratiquaient, prêtait à rire. Le temps des bouffons et des troubadours. Le temps des bons mots et de l’esprit. À l’époque des invectives, des petits phrases, des fakes news, quel bonheur que ce Roi qui n’avait pas ri, quel bonheur de rire du Roi et de sa clique. Jusqu’au jour où le Roi ne rit plus parce qu’on se permet de rire sur ce qu’on a tous de plus précieux. Je vous laisse découvrir ce que c’est. Ou plutôt qui. Jubilatoire.

*Le Roi n’avait pas ri, de Guillaume Meurice. Au Livre de poche depuis le 2 mars 2022. Auparavant publié chez Lattès.

Fils de.

On connait bien Serge Toubiana, ex patron des Cahiers du Cinéma, ex-directeur de la Cinémathèque française et aujourd’hui big boss d’Unifrance. Ce qu’on sait moins c’est qu’il écrit dattes avec un seul t (page 85), rebaptise Dillinger est mort de Marco Ferrari par Dillinger (page 77) et qu’il confond sa main droite et sa main gauche : « J’ai donc 6 ans et je suis déguisé en cow-boy, un chapeau noir sur la tête et un short qui dévoile mes maigres jambes. Je tiens timidement un revolver de la main droite, la gauche posée sur ma ceinture étoilée » (page 48, photo ci-dessus). Eh bien malgré ces petits tremblotements de l’âme, Serge Toubiana nous livre à travers son récit d’enfance*, Le Fils de la maitresse, (titre épatant quand on pense à son double sens possible), un voyage d’enfant heureux en Tunisie jusqu’aux heures tardives en France du chagrin de l’adulte, de son sentiment que s’achèvent les choses et disparaissent ceux que l’on a aimés. Ainsi ses trois compagnes. Ainsi sa mère surtout, dont il fuira la déchéance comme un lâche, un authentique couard, et c’est cet aveu déchirant aujourd’hui, toute cette honte à jamais bue, qui fait de lui un fils (et un livre) magnifique. 

*Le Fils de la maîtresse, de Serge Toubiana. Éditions Arléa, coll « La rencontre », dirigée par Anne Bourguignon. En librairie depuis le 3 mars 2022. Prix Marcel Pagnol 2022.

« Cet été, la mode est au petit bandeau rouge. »

Le Prix Lübeck, c’est le Prix du Club de lectrices les plus exigeantes et passionnées qui soit, élu parmi quarante formidables livres.

C’est la mer qui prend l’homme.

Un homme a peur d’apprendre qu’il a un cancer et s’enfuit. Abandonne sa femme et ses rêves de trois enfants. Monte sur son bateau pour faire le tour du monde qu’ils s’étaient promis. Mais seul. On voit le genre du gars. Là, en mer, c’est la tempête. Pas le gros grain ni les vagues scélérates, mais la tempête dans sa tête. Le voici qui délire, hallucine, voit débarquer sur son douze mètres, dans le désordre : une sirène qui a le demi corps de sa femme plus jeune (l’autre moitié, asexuée, est faite d’écailles), puis sa femme en vieille femme, puis un chat mort-vivant, puis une dorade suceuse de pénis (le sien), avant d’arriver à mauvais port. 
On pourrait parler de livre* foutraque, écrit à la marijuana colombienne, mais qui se révèle à l’arrivée une fiction (heureusement) quantique et lointainement philosophique sur l’importance d’aimer ceux qu’on aime parce que la traversée est courte et qu’une mauvaise vague est vite arrivée. Alors un conseil, embarquez, accrochez-vous, et surtout, lâchez prise, laissez-vous transporter. Débarquement dans la joie, 182 pages plus tard.

*Les couleurs invisibles, de Jean-Gabriel Causse. Éditions Flammarion. En librairie depuis le 11 mai 2022.

Ce genre de petites choses.

Claire Keegan écrit des nouvelles et des récits. Certaines de ses nouvelles sont si belles qu’elles sont éditées seules, dans des petits livres de 60 pages, comme la plus récente, Misogynie, parue en mai chez Sabine Wespieser. Et des récits si beaux, qu’ils connaissent le même sort en 120 pages, à l’instar de Ce genre de petites choses, depuis avril au Livre de Poche. Un point, avant d’aller plus loin, « récit » est ici, précise l’autrice dans un bref addendum page 129, « une œuvre de fiction dont aucune partie n’est fondée sur une ou des personnes précises ». Et c’est bien dommage tant j’aurais aimé que le héros de ce récit, Bill Furlong, existât.
Le voilà donc, ce Bill Furlong, père de 5 filles et marchand de bois et de charbon en ce Noël 1985 à livrer ses précieux combustibles et observer l’alentour avec une bouleversante bienveillance. Un jour, alors qu’il livre le couvent voisin où des jeunes filles travaillent à la blanchisserie, il découvre une part sombre du monde. Mais l’homme n’est ni Superman ni Bruce Willis, il est juste ce que l’homme a de meilleur : l’homme. Et c’est tout naturellement, dans un silence de neige, qu’il tente de sauver l’une d’elles. « Il en vint, écrit Keegan page 115, à se demander à quoi bon être en vie si l’on ne s’entraidait pas ». Voilà. C’est tout. C’est ça, ce genre de petites choses. C’est immense. 

*Ce genre de petites choses, de Claire Keegan. Chez Sabine Wespieser puis au Livre de Poche depuis le 27 avril 2022.