Archive | novembre, 2022

Le triomphe de la jubilation.

Simon est un dentiste old school, juif sans synagogue ni papillottes, en fin de vie, une vie qu’il n’arrive pas à lâcher. Paul est le fils anatomopathologiste de Simon, un bon fils qui dérobe quelques doses de d’Hypnovel à l’hôpital pour les distiller dans la veine de son père. Et paf le père, comme disait la blague à propos du chien.
Paul n’a pas été circoncis car son père voulait l’épargner d’éventuelles future rafles. Ce petit bout de chair le hante, trouble l’idée des origines, de l’identité même. Mais là n’est pas vraiment le problème. Le problème c’est que Paul invite sa maîtresse à l’enterrement du papet, qu’il lorgne la croupe de sa jeune assistante, prend sa femme en rêvant d’une autre ; le prépuce en question se balade donc un peu partout, mais le cœur de Paul reste en capilotade. La trajectoire du livre nous mène jusqu’aux funérailles de Simon et l’aveu de la culpabilité meurtrière de Paul. Mais encore une fois, ce n’est pas vraiment le problème.
Tout cette histoire n’est qu’un prétexte à Philippe B. Grimbert pour écrire. Mais attention, pas juste écrire une histoire. Écrire la jubilation d’écrire. Écrire les mots pour les tordre, les associer jusqu’à leur donner une saveur nouvelle et surtout parvenir à cette chose très rare en littérature : l’humour. Le mordant. Le bien vu. PG Wodehouse y parvenait admirablement en son temps. Woody Allen aussi, avant qu’il ne découvre Bergman. Et enfin Philippe B. Grimbert. C’est tellement précieux que ça mérite d’être lu, tout livre cessant.

*La revanche du prépuce, de Philippe B. Grimbert, aux éditions Le Dilettante. En librairie depuis le 22 août 2022. Prix Alexandre Vialatte 2022.

Clara Dupont-Monod.

Dernier livre paru : S’adapter, Stock (2021). Prix Femina 2021, Prix Goncourt des Lycéens 2021, Prix Landerneau des lecteurs, Prix Goncourt du Japon, Prix Goncourt de l’Orient.

Rire jaune.

L’an dernier sont parus deux romans traitant peu ou prou du même sujet. À savoir des femmes indiennes qui prennent les armes pour sauver l’une d’entre elles, en l’occurrence un petite fille prise par un homme charmé par sa pureté — on va le litoter ainsi. Le premier m’avait paru un peu fabriqué, il s’agissait du Cerf-Volant* de Laetitia Colombani ; le second**, que je viens de découvrir, m’a enchanté. Il est l’œuvre d’une certaine Ananda Devi, poétesse m’apprend la page « Du même auteur » et romancière reconnue, m’informe la quatrième de couverture. 
L’histoire du Rire des déesses est simple. Nous sommes en Inde. Il existe une rue appelée La Ruelle ; c’est la rue des prostituées et des hijras, ces femmes rejetées pour être nées dans le corps d’un homme (passages bouleversants au demeurant) ; c’est aussi la rue où grandit Chinti, dix ans, « Une rare perfection, destinée à ne durer qu’une saison, à peine le temps de s’épanouir. Bientôt, tous fondront dessus », est-elle portraiturée page 100. L’un des clients de sa mère, homme de Dieu corrompu (qui ne l’est pas quand il a du pouvoir sur les âmes ?), s’entiche de la gamine et la vole. Les femmes de la Ruelle se lèvent, marchent sur Bénarès où est emmenée Chinti. Ce sont elles les déesses du titre et leur rire est un cri de guerre.
Ce qui est de toute beauté dans ce livre, c’est l’écriture d’Ananda Devi. Cet art de poser les mots comme de la poésie, de dépasser la narration romanesque pour parler à une part de nous endormie. Ce n’est plus l’Inde qui compte, la cendre des morts, la misère, c’est notre place de pourceau d’Épicure dans ce monde qui est interpellée, malmenée. Et avec quel talent. « Pataugez bien dans ma matière, écrit-elle page 185, dans ce que je vous laisse de mon corps. C’est là mon choix ». Magnifique.

*Le cerf-Volantde Laetitia Colombani. Aux éditions Grasset. En librairie depuis le 9 juin 2021. Et au Livre de Poche depuis le 25 mai 2022.
**Le rire des déesses, d’Ananda Devi. Publié chez Grasset. En librairie depuis le 1er septembre 2021. Prix Femina des Lycéens.

« C’est pour mieux te manger, mon enfant. »

Une jeune femme, écrivain en l’occurrence, découvre un jour que l’une de ses cousines a été assassinée trente ans plus tôt à Annemasse. Elle se prénommait Sophie et elle avait neuf ans. Mais personne de sa famille, au grand jamais, ne lui avait parlé de ce crime — un silence qui dès lors légitime tous les doutes, les interrogations, la méfiance. Cette jeune femme, c’est Héloïse. Héloïse Guay de Bellissen, que j’ai eu la joie de rencontrer à la Fête du Livre de Hyères en mai dernier. J’ai découvert une femme sensible, entière, intègre. Nous déjeunions tranquillement lorsqu’elle m’a raconté cette histoire. Son histoire, finalement. Elle en a fait ce livre, Dans le ventre du loup*. Elle en a fait un conte cruel, un conte sanglant, un conte brillant. Court chapitre après court chapitre, elle retourne au lieu du crime, aux lieux des silences ; elle se retourne sur la petite cousine assassinée par Gilles de Vallière, dit Le monstre d’Annemasse et nous trace, d’une plume exceptionnelle, le parcours de ces deux enfants devenus victime pour l’un, coupable pour l’autre. C’est le Petit chaperon rouge revisité à l’encre carmin d’un terrible fait divers. Un livre passionnant, tragique, flamboyant.

*Dans le ventre du loup, de Héloïse Guay de Bellissen, aux éditions Flammarion. En librairie depuis le 7 février 2018.

Amanda Sthers.

Dernier ouvrage paru : Le Café suspendu, aux éditions Grasset (2022).
À venir : Exposition « Le lendemain, tout à changé », jusqu’au 13 janvier 2023 à la Galerie 75 Faubourg.

Du chaud et du froid.

Même si j’avais souvent vu son nom d’alors, Lorette Nobécourt, sur plusieurs ouvrages publiés chez Grasset, je n’avais jamais rien lu de Laurence Nobécourt. Ceci dit, on ne peut pas tout lire.
Et voici qu’on m’a offert Le chagrin des origines* — bienveillant présent subséquent, je suppose, à la parution de mon Enfant réparé, car tous deux traitent de l’écriture en tant qu’elle peut, ainsi que le prétend le bandeau de celui-ci : « Sauver la vie ».
Je ne sais pas si écrire sauve la vie ; certainement aide-t-elle à survivre.
Le livre de Laurence est dense, singulier, truffé de citations dont bon nombre d’elle-même, divisé en courts chapitres autour d’un mot ou d’un sentiment, tous reliés entre eux par son besoin d’écriture depuis son plus jeune âge, une écriture comme une armoire d’abord, dans laquelle se réfugier, puis un miroir, puis un mouroir, puis enfin une lumière afin, justement, de sauver sa vie. Car Laurence, apprend-t-on, a souffert d’un terrible eczéma pendant plus de quarante ans, a été diagnostiquée bipolaire, s’est adonnée, écrit-elle, à la boisson, a « haï, aimé, trahi, méprisé, détruit, volé, abusé, jugé, éconduit « (page 200), avant de trouver dans l’écriture et la Foi la force de rester en vie. 
Elle cite alors souvent les Écritures et je la comprends.
C’est un livre bouleversant mais qui, paradoxalement, ne m’a pas bouleversé — sans doute parce que je n’ai pas eu peur pour elle, pas eu froid pour elle, pas pleuré pour moi. Si ces livres de l’intime ne me tisonnent pas le ventre, je leur en veux un peu. La faute à mon cœur d’artichaut sans doute. 
Pourtant, je vous incite à le lire car il est une merveilleuse plongée dans la nécessité de l’écriture, qui n’a rien à voir, écrit-elle, avec celle d’un livre publié ; mais surtout car il contient cette formidable phrase que lui lâche sa mère, page 165 : « Tes livres m’ont blessée, mais je te remercie de les avoir écrits ».
Et ça, ça m’a bouleversé.

*Le chagrin des origines, de Laurence Nobécourt, aux éditions Albin Michel. En librairie depuis le 4 septembre 2019.
PS 1. Son atelier d’écriture dont on me dit le plus grand bien : http://laurencenobecourt.com/?page_id=2977
PS 2. Page 206, Laurence publie ce texte de Charlotte Delbo, publié 25 ans après être revenue des camps. Pour ça, merci.