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Le seul livre au monde qui a remporté une Palme d’Or.

Lire au temps du virus. Je lis et vois ici et là que la consommation de livres et de films sont en augmentation en ces temps de confinement, alors voici d’une pierre deux coups. Un livre et un film.
Hirokazu Kore-eda. Vous connaissez. Non pas parce qu’il est né en 62 à Tokyo. Ou que son père fut soldat de l’armée japonaise de Mandchourie, sa mère une grande cinéphile. Non. Mais parce que vous avez probablement vu Nobody knows (誰も知らない), ou encore Tel père tel fils (そして父になる), deux films d’une très grande beauté. En 2018, Une affaire de famille (万引き家族) remporte la Palme d’Or à Cannes, rencontre un immense succès international et le fait se fâcher avec le premier ministre japonais qui y voit une attaque contre la famille traditionnelle nippone.
Et voilà que non content d’avoir raconté son histoire de famille (un Capra ultra moderne) avec sa caméra, il prend son fude (筆 ふで) et la raconte cette fois avec des mots. Cela donne un livre curieux. À cheval entre le roman et le scénario. Un livre sans aucune grâce littéraire, juste celle de son histoire bouleversante. Des mots simples mais qui créent aussitôt des images fabuleuses sous nos yeux. C’est ça aussi la magie d’un livre.

*Une affaire de famille, de Hirokazu Kore-eda. Éditions JC Lattès. En librairie depuis le 28 novembre 2018.

L’Internationale, nouvelles paroles.

Lire au temps du virus. On parle beaucoup des premières lignes. L’armée des discrets. Les chauffeurs. Les caissières. Les infirmières. Les agriculteurs. Les livreurs. Tous ceux qu’on ne voit jamais. Soudain, ils deviennent les indispensables. Alors lire l’histoire d’un gars qui bosse en usine, trie les crevettes, fait de l’intérim dans un abattoir, ça remet les choses en place. Surtout quand on est confiné dans un canapé.

Voici un texte* qui,
comme Charlotte de David Foenkinos ou
Les Chardons de Flavie Flament
s’écrit avec retour
à la ligne
dépouillant ainsi l’écriture
de tous ses poux
avaries
vilenies
pitreries
ne se concentre que sur l’essentiel
ici même
la vie de Joseph Ponthus auteur
équarisseur nettoyeur trieur
en usines de crevettes de tofu langoustes poissons panés
poissons pas nets
ouvrier intérimaire qui décrit les souffrances de son corps dans le corps de l’usine le ventre de l’usine le cœur de l’usine entre pause café clope blagues salaces chagrins odeurs corporelles
et revient sans cesse
à la ligne
comme on revient au port
au porc
pour s’accrocher aux mots des autres des chansons Barbara Trénet
Trenet surtout
et les poètes Apollinaire Aragon Ferré ah Ferré Poètes vos papiers
et l’auteur usine la nuit épuisé ses mots comme on sarcle comme on bine comme on croit que la culture peut sauver de toutes les conditions humaines ah la condition humaine le point du jour le travail de nuit les heures sup la soupe le crachin et l’espérance immense d’être par la connaissance sauvé
à la ligne
c’est le chant du désespoir nourri à l’espoir
comme le poulet au grain
un texte inoubliable déjà
qui dessine un auteur libre
un homme fier
un affranchi
affranchi de tout
qui chaque fois
à la ligne
retourne
et fait les lendemains chanter et son chien Pok Pok sautiller de joie et son épouse d’amour d’amour mourir et nous lecteurs vivre plus fort
enfin

*À la ligne – Feuillets d’usine, de Joseph Ponthus. Éditions La Table Ronde. En librairie depuis le 22 septembre 2019. Grand Prix RTL/Lire. Prix Régine Deforges. Prix Jean Amila-Meckert. Prix du Premier Roman des lecteurs de la ville de Paris. Prix de la librairie Coiffard. Prix Eugène Dabit du roman populiste.

« Tu n’es pas un homme. Tu es un ennemi. »

Lire au temps du virus. Les chiffres qui parlent du dehors sont terrifiants. Ils sont une inondation. Charrient soudain nos certitudes, nos espérances. À  les mettre en regard de ceux que compilent sans haine Rithy Panh et Christophe Bataille, ils deviennent momentanément plus supportables.
Comme pour Si c’est un homme de Primo Levi dont j’avais longtemps repoussé la lecture, j’ai attendu avant d’ouvrir L’élimination. Je viens de le refermer.
Je savais que de ce livre jailliraient des mots de la force des balles. Des violences inhumaines. Des chagrins innommables. Je savais que la folie redéfinirait aussi le langage, éliminerait des mots, en assemblerait d’autres. Je savais que toute révolution déboussolait le corps du monde.
Je ne savais par contre pas qu’y pousseraient autant de fleurs humaines. Autant de sentiments inhabités pour moi – ainsi Rithy Panh, l’enfant qui a traversé son enfance au temps des Khmers rouges, devenu écrivain et surtout cinéaste, « je voulais filmer les regards », écrit-il, interroge ici Kaing Guek Eav, cultivé, roublard, sculptant sa légende à coups d’expressions réinventées, le bourreau dit Duch, l’un des responsables de ce génocide qui fit 1,7 million de morts et pourtant. Pourtant, loin de le crucifier, Panh cherche en lui sa part humaine. Car ce qui fut systématiquement éliminé durant ces quatre années rouges, c’est l’homme justement. Le corps. La différence. L’esprit. Toute cette rareté.
L’Angkar défigurait les hommes. Les reformatait en machines. Accouplait les machines. Puis les vidait de leur sang pour qu’elles ne gonflent pas. Tiennent moins de place dans les fosses. Pourrissent plus vite.
Je ne savais pas non plus la beauté de certains mots quand ils se situent au-delà de l’horreur, au-delà de la violence et du pardon. Quand ils effleurent l’âme et laissent, plutôt qu’un charnier d’espérances, une fragilité qui confine au sublime et redonne à l’être humain son essentielle valeur.
Un témoignage d’une magistrale beauté.

*L’élimination, de Rithy Panh, avec  Christophe Bataille. Au Livre de Poche depuis 2016, précédemment publié aux éditions Grasset (2011). Prix Joseph Kessel, Prix Aujourd’hui, Prix essai France Télévisions, Grand prix des lectrices de ELLE, Grand prix SGDL de l’essai.
La photo de la couverture est celle de Hout Bophana, prise par les Khmers rouges. Elle fut torturée de nombreux mois avant d’être éliminée.

Sortez de chez vous.

Lire au temps du virus. Quel bonheur un livre qui prend son temps quand on a soudain le temps. Un livre qui nous entraîne à Dublin, à Amsterdam, à New York, alors que nous sommes tous coincés dans un canapé et que Netflix, ça va bien deux heures.
– Tiens, lis ça*, c’est génial, m’ont dit, enthousiastes, Audrey Petit et Florence Mas du Livre de Poche. Et me voilà avec un bouquin de 852 pages dans les mains et, dieu merci, une typographie d’une taille qui tient compte de mon grand âge et de ma myopie. Je viens de le finir, épuisé, comblé, heureux, comme je l’étais à la sortie des trois heures cinquante huit du film Autant en emporte le vent ou des deux heures cinq d’Imitation of Life du grand Douglas Sirk, car voilà un furieux mélodrame, qui charrie soixante-dix ans de passions, de trahisons, de déceptions. Tout commence ici, en 1945, dans une Irlande dirigée par les curés (sic) où les filles mères et les pédales (sic) sont bannies – un personnage d’ailleurs le clame : « Il n’y a pas d’homosexuel en Irlande ». Et voilà Cyril, notre héros/narrateur, fils abandonné, adopté par une écrivain qui refuse le succès (c’est de mauvais goût) et son mari oublieux des impôts. À 7 ans, il se découvre attiré par les garçons et va traverser ce grand demi-siècle, croiser le chagrin de la solitude, la violence du rejet, les désolations des passes sordides, et puis rencontrer l’amour soudain, lumineux, unique, presque la paix, et puis de nouveau la violence du monde, les homophobes, le sida qui pointe le bout de son horrible nez, l’éternel retour vers la mère inconnue, qui l’a abandonnée à seize ans, ce rivage où poser enfin ses valises, ces bras où sombrer enfin. Apaisé. Heureux. John Boyne signe, c’est indiqué sur la couverture et c’est vrai, une « saga bouleversante », « furieusement romanesque » et je vous jure qu’en ces temps morbides, Les fureurs invisibles du cœur nous rappellent à quel point la vie est belle, précieuse, passionnante et qu’il convient de tout faire pour en jouir à chaque instant, avec ceux qu’on aime, et un super bon bouquin de 852 pages.

*Les fureurs invisibles du cœur, de John Boyne. Le Livre de Poche. En librairie depuis le 2 janvier 2020.

Pyongyang, A/R, 17 euros.

Lire au temps du virus. Le monde se bat contre le Covid-19. Mais il est un pays où pendant ce temps, on lance deux missiles balistiques de courte portée vers la mer du Japon. Curieuse de lutter contre le virus. Ici, on préfère lancer des bons livres. Comme celui de Marc Nexon.
Je me souviens de cette époque où, pour des raisons de pépètes, nous allions tourner nos films de publicité à Budapest. C’était avant le mois de novembre 1989. Le mur était encore là. Cicatrice de béton. Dans la ville, aucune enseigne gueularde. Pas de McDo. Orange. Coca-Cola. Mercedes. H&M. Du gris. Du silence. Nous avions deux guides. L’un pour nous guider. L’autre pour nous surveiller. Voir si ce que nous filmions ne dénaturait pas la belle République Populaire de Hongrie, respectait ses aimables valeurs marxistes-léninistes. Ceci dit, en accueillant un tournage pour le nettoyant Ajax, leurs dogmes vacillaient déjà. Alors, en lisant l’épatant récit de Marc Nexon sur sa traversée de Pyongyang, ces souvenirs ont refait surface. Mais ce que Nexon raconte* ici est plus terrible encore. Car dans les rues désertes, on sent l’odeur de la peur. Dans les regards des femmes, on voit la peur. Dans les attitudes des hommes, la peur encore. La peur. La faim. Le silence.
Voici l’un des rares récits sur ce pays d’un journaliste déguisé en marathonien qui court sans regarder la ligne d’arrivée mais tout autour de lui. Qui voit les mensonges. Tous les mensonges et les chagrins. La ville comme un décor. Qui me rappelle ces décors montés dans camps de concentration lorsqu’une délégation étrangère venait visiter un camp de travail. À l’époque, le tyran avait une moustache en brosse à dents. Aujourd’hui, il a une coiffure à la Peaky Blinders. Mais le résultat est le même.

*La traversée de Pyongyang, de Marc Nexon. Publié chez Grasset. En librairie depuis le 12 février 2020.

Hugo Boris dans le métro.

Lire au temps du virus. Souvenez-vous. C’était il y a quatre jours. C’est-à-dire cent ans. On pouvait marcher dehors comme on voulait. Serrer une paluche. Embrasser un ami. On pouvait rire et se mélanger. On prenait même le métro. Vous savez, ce machin sous terre dans lequel on était serré comme sardines. Eh bien, en voici quelques nouvelles.
Voilà Hugo Boris, notre sémillant jeune homme de 41 ans, déjà auteur de six livres, tous primés quelque part, et d’une dizaine de courts métrages, qui ose enfin ouvrir la grosse enveloppe boursouflée de notes qu’il a compilées pendant des années de trajets en métro et RER B et D et dans lesquelles il pointe le courage des autres (qui donnera son titre à l’ouvrage), mais surtout sa lâcheté à lui. Lui, le karatéka ceinture noire première dan qui n’ose pas lever le petit doigt, faire le moindre kata pour protéger la veuve et l’orphelin voyageurs. Lui, qui baisse les yeux devant un clodo aviné selon la théorie infantile des écoliers : si je ne vois pas on ne me voit pas. Lui, si prompt à surprendre les conversations des autres, est incapable du moindre mot pour freiner un violent, bloquer une menace, empêcher un mauvais coup. Alors bien sûr, on fête les petits héros anonymes qu’il croise dans le métro et repoussent le chaos annoncé des choses et on ne peut s’empêcher de moquer les désarrois du pauvre Hugo jusqu’à ce moment assez désagréable, nauséeux même, où l’on s’aperçoit que ce n’est plus de lui dont on rit, mais de nous. De notre lâcheté à nous. Car qui de nous ne s’est jamais levé pour aller casser la gueule à trois gaillards qui emmerdaient une fille seule, un soir, dans le RER B vers La-Croix-de-Berny ?

*Le courage des autres, de Hugo Boris. Éditions Grasset. En librairie depuis le 6 janvier 2020.

De la beauté de la brièveté des choses.

Lire au temps du virus. Alors que tout semble s’arrêter, jamais lire n’aura été aussi agréable. On peut voyager partout, sans risque d’attraper une saloperie. On peut étreindre le monde. Se retrouver dans le cœur des hommes. Notamment celui du grand écrivain guatémaltèque.
Voilà Eduardo Halfon sur les traces de son oncle Salomón, mort noyé à l’âge de cinq ans, dans les eaux du lac d’Amatitlán, au Guatemala. Ses traces sont les mots magnifiques qu’il pose dans ce court récit* qui parcourt avec une économie littéraire saisissante la trajectoire de l’enfance à l’adulte, évoque la violence inouïe de l’Histoire et nous quitte avec la fascinante poésie de cette Amérique latine qui nous a donné tant de grands écrivains.
Deuils est un texte envoûtant qui, s’il évoque le destin tragique de quelques enfants sur ce lac de 130 km2, perché à 1186 mètres d’altitude, non loin de Guatelama City, parle surtout de naissances.
Et si l’on écoute bien, de la nôtre.

*Deuils, de Eduardo Halfon. Au Livre de Poche depuis le 15 janvier 2020. Prix du Meilleur Livre étranger Sofitel 2018. Sélection Prix des Lecteurs du Livre de Poche 2020.

Janus.

Voilà un livre à deux visages. À le lire comme un roman, il raconte la lâcheté d’un homme, militaire de carrière, époux d’une femme qu’il n’aime pas : « Elle faisait mine de me lutiner, mais me repoussait en fait. Elle se forçait. Je la forçais » (page 108) et amant d’une femme qu’il apprend à aimer et avec laquelle il a un garçon qu’il ne connaît pas. La femme meurt. Le remord s’installe. Il retrouve Jeanne la maîtresse. Veut rencontrer son fils. Puis, alors qu’il aborde le temps de la retraite –nous sommes dans les années 70 –, la douceur s’installe enfin dans son cœur. La paix. Et c’est fini. Mais à le lire comme un récit, le texte prend une toute autre tournure. Ainsi l’on suppose que Xavier Houssin qui nous avait offert un très beau livre sur sa mère, La mort de ma mère justement,nous proposerait aujourd’hui le livre sur son père qu’il n’aurait connu que sur le tard, étant lui-même reconnu bien tard. Dans ce cas, Houssin serait « le garçon » de l’officier de fortune, le fils qui raconte le père en prenant sa place, en autopsiant ses failles, ses colères d’homme d’arme, ses regrets de géniteur. Et à cause de la citation de Restif de la Bretonne qui conclut le livre (page 142) et évoque ces pères qui cherchent à faire une bonne action afin de ne pas être déshonoré par ceux-là mêmes qui perpétueront leur nom, à savoir les fils, c’est cette lecture alors bouleversante que je retiens de ce formidable petit livre.

*L’Officier de fortune, de Xavier Houssin. Éditions Grasset. 148 pages.
En librairie depuis le 5 février 2020.
**La mort de ma mère, éditions Buchet-Chastel, 2009.