Archive | Bouquins.

« La sinistre nouvelle de ce qu’un homme a pu faire d’un autre homme ».

Un jour, on se met à lire un livre* qu’on se promettait de lire. On sait ce qu’on va lire et on le lit. On laisse les mots, les flots, nous submerger. On ne peut rien ajouter à ce qu’ils disent déjà, page 139 : Ils [les Muselmänner, les damnés] peuplent ma mémoire de leur présence sans visage, et si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voutées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. Lire, c’est retenir le pire des crimes. L’oubli.

*Si c’est un homme, de Primo Levi. Éditions Julliard 1987 pour la traduction de Martine Schruoffeneger. Éditions Pocket, 2009. (Le titre de cette chronique est extrait du livre, page 82).

89, année érotique.

Parce qu’il a un ami « qui a une tête de plus que lui, qui a visité des femmes de mauvaises vies et surtout qu’il possède une broussaille au bas du ventre » (page 53), on peut penser que le narrateur, enfant de troupe, est à peine pubère lorsqu’il cède aux charmes gourmands de Lena, la femme de son Chef, et que l’éveil dont il est question dans le titre* est celui du désir, de la sexualité et de l’ivresse, je cite, de « la grotte humide » chez un très jeune garçon. J’ai pensé à La Luna de Bertolucci, bien qu’il s’agissait là d’un inceste, à cause de cette situation somme toute assez rare dans les romans : une femme adulte a des relations sexuelles avec un enfant. Il ne me revient pas qu’à sa sortie en 1989 ce texte autobiographique ait suscité le moindre débat sur cet abus sexuel, car quoiqu’on en dise ç’en est un – mais peut-être que l’époque était plus doucereuse ou en tout cas la littérature moins engagée. À moins que l’époque n’ait retenu du livre que la violence de l’école militaire, le sadisme des grands, la cruauté de certains adultes, les sévices, le froid, le cachot, la faim, tout ce que Dickens avait en son temps déjà parfaitement décrit. Non, je retiens, moi, trente ans après sa parution, cette si triste histoire d’amour et de sexe entre une femme et un enfant ; la femme justifiant cet appétit par le fait que son mari la bat, et l’enfant, fasciné par le mari qui la bat et avec lequel il apprend la boxe, acceptant d’être dévoré car, croit-il, c’est ainsi qu’on devient un homme.
Je ne sais pas si Charles Juliet est devenu l’homme qu’il rêvait alors d’être, il est en tout cas devenu un sacré écrivain de sa propre vie.

*L’année de l’éveil, de Charles Juliet. Éditions POL, puis J’ai Lu, puis Gallimard, puis Folio. Première parution en 1989. Est devenu un film sous la direction de Gérard Corbiau en 1991. (Merci au fidèle Alain, grand lecteur et fin critique de mes livres, qui m’a offert celui-ci à Lille, au Furet, alors que j’y présentais Mon Père).

Du plaisir du contretemps.

Alors évidemment, j’ai attendu que retombent les étoiles qui accueillirent ce premier roman, que s’éloignent les mots enthousiastes, encomiastiques même, comme souvent lors de l’apparition d’un inattendu premier roman (souvenez-vous du Fakir de Puertolas, de Bojangles de Bourdeaut, de La vraie vie de Dieudonné ou encore Le liseur du 6 h 27 de Didierlaurent), j’ai emporté le livre de l’autre côté de la mer et je l’ai lu entouré d’une langue étrangère. La Tresse tisse les portraits très émouvants de trois femmes, à la manière de trois nouvelles, et les relie à la fin, avec habileté, comme dans les nouvelles anglo-saxonnes, justement. Trois combats contre le mal fait aux femmes.
Il y a une naïveté qui tient de la bienveillance dans ce texte, et une bienveillance qui tient de l’espérance. C’est cette improbable crête qu’a suivie Laetitia Colombani, sans jamais verser dans le cucul ou la praline, comme le réussit formidablement bien d’ailleurs la série américaine This is us.
La Tresse est un joli film tourné avec des mots – ce qui n’est pas étonnant quand on sait que Colombani a déjà derrière elle deux longs métrages avec des images cette fois (À la folie… pas du tout et Mes stars et moi), un troisième en post-production et un nouveau roman en librairie depuis le 15 mai, que je lirai forcément quand vous l’aurez tous lu !

*La Tresse, de Laetitia Colombani. Éditions Grasset (2017), éditions Le Livre de Poche (2018). Cela n’a rien à voir, mais La Tresse est le 400 ème livre chroniqué ici.

Quel est son secret ?

Bien que certains critiques semblent s’étonner qu’il y ait un personnage d’écrivain dans La vie secrète des écrivains – il y en a même trois : Nathan Fawles, Raphaël Bataille et Guillaume Musso –, il faut rappeler que le personnage de l’écrivain occupe depuis longtemps une place importante dans les livres de Guillaume. Ainsi compte-t-on Tom Boyd, le héros de La Fille de Papier, Gaspard, l’auteur écorché d’Un appartement à Paris, Thomas, l’écrivain français à succès, résident à Manhattan de La jeune fille et la nuit et enfin les trois suscités de ce dernier roman. Au total, « l’écrivain » pèse pour 25% dans l’œuvre de Guillaume. Et c’est cette quête d’identité, encore une fois, que je trouve fascinante dans ce nouveau roman. J’ai en mémoire cette phrase de Michaux : J’écris pour me parcourir et j’ai la faiblesse de penser que, d’une façon ou d’une autre, elle concerne tous les écrivains, Guillaume y compris. Ainsi, au fil des pages de ses nombreux livres, comme les couches d’un oignon que l’on dépiaute, l’on s’approcherait toujours plus près de sa personne d’écrivain qui, même s’il la maintient à distance au moyen des fictions d’enquêtes, de passé qui ressurgit, de vengeances et autres rebondissement, finit par affleurer. Dans La vie secrète des écrivains (au-delà de l’intrigue toujours irréprochable) c’est sur son métier qu’il s’interroge, sur la pérennité du talent, sur l’inspiration, sur l’usure du temps qui gangrène certains désirs, sur le rôle de la critique, le poids du public, l’enfermement dans un genre, sur cette séparation à la mode de l’homme et de l’artiste, bref c’est sur son œuvre qu’il semble s’interroger, jusqu’à se réinventer en personnage de fiction qui porte son propre nom, signant, page 321, une apostille à son propre roman. Je crois, et cela n’engage que moi, que, livre après livre, Guillaume lève prudemment un voile sur ses douleurs, et pour qui sait les relier depuis ses premiers textes, fait apparaître un homme profondément humain, en proie à l’inquiétude et à la joie. C’est le beau secret de ce livre.

*La vie secrète des écrivains, de Guillaume Musso. Éditions Calmann-Levy. En librairie depuis le 2 avril 2019. (Et comme promis, Guillaume, lu à New York !).

Le 501ème.

Il y a beaucoup, beaucoup de gens qui aiment les livres et qui en parlent, comme les librairies, les journalistes, les blogueuses (je mets le mot au féminin car il me semble que les hommes sont moins nombreux à partager leurs coups de cœurs littéraires, par contre, ils le sont davantage pour la pêche et le choix d’un hameçon anti-herbes ou crochet Siwash, ou encore le tuning d’une vieille 205 GTI 1.6), mais rares sont ceux et celles qui en font un livre, car quoi de mieux qu’un livre qui aime les livres ? Un livre qui donne envie de tous les livres ? C’est ce trésor* que nous livrent aujourd’hui Héloïse Goy et Tatiana Lenté – créatrices du blog Peanut Booker – dans ce livre d’amour de tous les livres, et notamment de 500 d’entre eux ; des livres qui, comme le promet le sous-titre, réenchantent la vie. Et quand on sait qu’un seul livre enchante la vie, répare, agrandit, immensifie, éclaire, cajole, avec celui-ci, on s’envole.

*Bibliothérapie, de Héloïse Goy et Tatiana Lenté. Préface du facétieux Alexandre Jardin. Editions Hachette. En librairie depuis le 22 mai 2019. Avec une mise en page, des dessins et des coups de cœur d’auteurs tous plus épatants les uns que les autres.

« C’est l’histoire d’un Juif qui rencontre un autre Arabe… ».

À ce genre d’opuscule, on imagine tout à fait un sous-titre, certes un peu longuet, mais précis, du genre : Où l’on découvre qu’au-delà des blagues arabes qui, finalement, ressemblent aux juives, qui elles-mêmes ressemblent à ce que tous les hommes sur terre aiment à rire d’eux pour rendre leur existence plus drôle et donc plus supportable, où l’on découvre donc que l’humour est avant tout la création d’un langage, qu’il est une anthropologie de la survivance, un lointain héritage de ce qui nous liait tous, quand nous étions des hommes, que nous avions conscience de la chance d’être vivants parce que la vie, bordel, ça vaut quand même son pesant de cacahuètes et que Mohammed Aïssaoui nous le rappelle sous ses faux-airs de blagueur, parce que derrière chaque histoire drôle, il y a toujours un chagrin qu’on étouffe.

*Comment dit-on humour en arabe ?, de Mohammed Aïssaoui, drôlement bien illustré par Clo’e Floirat, avec des portraits formidables de Smaïn, Guy Bedos, Fellag, Jamel Debbouze, Sophia Aram et d’autres. Éditions Gallimard, coll. Folio entre guillemets. En librairie depuis le 22 octobre 2015.

« C’est quand on peut se pardonner sans réfléchir/Sans un regret sans rien se dire » chantait Daniel Guichard.

Il fallait voir les centaines de lecteurs de lecteurs ce week-end à Villeneuve-sur-Lot qui patientaient pour quelques instants avec Virginie Grimaldi – l’une de mes invitées d’honneur. Et malgré la pluie, et malgré le froid (pour la saison), ils restaient joyeux dans leur attente car ils savent que Virginie ressemble à ses livres. Ainsi, dans celui-ci dont le titre est emprunté à Apollinaire, au travers de l’escapade d’une maman en détresse et de ses deux filles un peu chahutées, elle trace le plus beau chemin qui soit : celui qui mène à soi. Elle le borne d’une écriture légère, virevoltante et grave à la fois, comme un impressionniste qui, sous l’apparence de coups de pinceaux légers, donnerait des coups de scalpels. Car c’est bien nos angoisses contemporaines que Virginie incise, cherche à panser et donne ses lettres de noblesse à ce sentiment qui semble désuet mais qui est profondément indispensable au sel de la vie. La tendresse.

*Il est grand temps de rallumer les étoiles, de Virginie Grimaldi. Éditions Le livre de Poche. Vient de paraître aux éditions Fayard : Quand nos souvenirs viendront danser.

On est toujours sérieux quand on a dix-sept ans.

La première fois que j’ai rencontré Eric Fottorino, c’était à l’hôtel Amour, dans le neuvième – notre cantine. Il était assis sur la banquette de molesquine rouge, en train d’écrire sur son ordinateur et il souriait en coin car, à la table d’à-côté (celle qui fait l’angle sous la petite bibliothèque), je répondais aux questions que me posait Christelle Massin (France 3 Nord) sur La femme qui ne vieillissait pas.
Plus tard, lorsqu’elle et son cameraman sont partis, je suis resté un peu avec Eric – deux chiens inconnus l’un à l’autre et qui semblent se reconnaître. Je lui ai demandé ce qu’il écrivait et il m’a répondu, un livre sur ma mère. Il s’appelle Dix-sept ans*. C’est l’âge où elle m’a eu. Je travaille la fin du livre, mon éditeur l’attend. C’est important, la fin, dit-il. Surtout quand elle signe le début, ajouterai-je aujourd’hui que j’ai fini la lecture de ce récit empoignant, ce portrait inoubliable de femme au cœur émietté, évanoui dans le cœur d’hommes envolés, ce portrait de fils aussi, qui retourne à Nice sur les traces de cette jeune fille de dix-sept ans, à l’aube de sa naissance, à l’aube de leur naissance. Un livre qui rappelle à quel point l’encre des mots est le sang de l’amour.

*Dix-sept ans, de Éric Fottorino. Éditions Gallimard. En librairie depuis le 16 août 2018. A figuré sur la sélection du Goncourt 2018.