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Les chutes aussi sont belles.

Rentrée littéraire 2020. Voici un roman* pas tout à fait comme les autres puisqu’il tient également du reportage, du documentaire, de l’enquête et bien sûr du romanesque. Pas étonnant quand on sait que son excellent auteur est aussi un excellent journaliste et qu’il réunit ces deux excellences dans un texte d’une impérieuse humanité en ces temps de haine de l’autre. Kateb, le narrateur, est recueilleur de paroles. Ainsi écoute-t-il les autres, ces funambules de la vie qui, à un moment où à un autre, ont dérapé, glissé, chuté.. Et les bénévoles qui les aident. Il recueille leurs histoires pour qu’elles ne s’évanouissent pas dans le bruit du monde. Témoigner que chaque vie, même si on en est tombé, mérite la grâce d’un livre.
Dans Les funambules, Kateb suit les routes cabossées des uns et des autres, tous inoubliables, tout à la recherche de celle qu’il a profondément aimée. Mais ratée. Nadia. Son fantôme. Et plus il s’avance dans le cœur des autres, plus il s’approche d’elle. Plus on tremble avec lui. Plus on se sent vivant avec lui. Là est le grand tour de force de Mohammed Aïssaoui : nous démontrer qu’aimer une seule personne c’est aimer le monde entier. Et prendre le risque de le sauver.
Et puis, en filigrane de ces rencontres, de ces voyages dans les existences des autres, reviennent comme des petites cartes postales quelques souvenirs d’enfance. Du pays quitté à neuf ans. Du goût des abricots. Et d’Hanabella, la mère magnifique. Cette femme qui ne sait ni écrire ni lire et donne à son fils ce prénom de Kateb qui  justement signifie écrire.
Écris nous. Écris le monde, mon fils. Écris la beauté de chacun. Écris la beauté de l’autre, semble-t-elle dire.
C’est ce que votre fils vient de faire, Hanabella. Et de la plus éblouissante des façons.

*Les funambules, de Mohammed Aïssaoui. Éditions Gallimard. En librairie le 3 septembre 2020. Sur la première liste du Renaudot et du Goncourt 2020.

Otages du passé.

Voici un petit livre (152 pages) étonnant, entre le théâtre et le roman puisqu’il s’agit ici d’une pièce écrite en 2015 pour le Paris des Femmes et adapté en roman en 2019, alors que d’ordinaire c’est pour la scène qu’on adapte un roman. Bref. Une sorte de très long monologue donc. Celui de Sylvie, 53 ans, employée d’une entreprise de caoutchouc. C’est la crise. L’entreprise va mal. Le patron flippe. Charge Sylvie d’espionner les salariés afin de dresser la liste de ceux et celles qu’on va dégager. Le patron lui parle mal lorsqu’elle refuse. Sylvie pète un plomb. S’empare d’un couteau. Et, toute une nuit, retient le boss en otage. Bien sûr, elle se fera arrêter et interner dans un curieux endroit qui, sans être précisé, ressemble drôlement à un asile psychiatrique. C’est là qu’un douloureux épisode de l’adolescence de Sylvie refera surface, attestant que le syndrome de Stockolm est bien une méchanceté qui vous fait aimer (et reproduire) ce qui vous a fait du mal. Ainsi la pièce de 2015 est adaptée à l’air du temps : le mal fait aux femmes. Et nous voilà à la page 152. J’ai refermé le bouquin nostalgique de ce que le théâtre est probablement toujours plus bouleversant sur scène.

*Otages, de Nina Bouraoui. Éditions Lattès. En librairie depuis le 1er janvier 2020. Prix Anaïs Nin.

Chic, j’ai reçu une longue lettre !

Retrouvez cette lettre et tant autres plus belles les unes que les autres, ainsi que toute son actualité littéraire sur le site de Frank.

33 coups de couteau.

Je me souviendrais toujours du dixième épisode du documentaire de Karlin et Lainé en 1989, L’amour en France, un « essai sur la sexualité des français », parce que celui-ci mettait en scène un crime passionnel (on n’emploie plus beaucoup cette qualification aujourd’hui) au travers du témoignage, dans sa cellule de prison, d’un type de 27 ans qui avait tué sa maîtresse de 33 coups de couteaux dans le dos et une dizaine dans la tête, au prétexte qu’elle avait ri parce que, bourré, il ne parvenait pas à bander. Je voulais tuer ce rire, dira-t-il. Ou ai-je imaginé. Toujours est-il que cette seconde où tout bascule m’a toujours fasciné, inspirée pour certains de mes textes.
Et voilà qu’un jour, je croise la comédienne Sophie Daull dans un salon du livre où elle présentait son premier livre, Camille mon envolée (2016), d’une merveilleuse délicatesse, dans lequel elle parlait à sa fille décédée seize jours plus tôt, et j’apprends à cette occasion qu’elle est elle-même la fille de la femme assassinée de 33 coups de couteaux.
La foudre frappe bien deux fois au même endroit.
Dans son dernier livre, Au grand lavoir, Sophie imagine sa rencontre avec Philippe Debois, le meurtrier de sa mère, dans une librairie où elle dédicace son dernier ouvrage. Elle tente de dénouer les fils complexes du viandard, sans compassion ni haine, ce qui rend le gaillard encore plus glaçant. Ce texte court qui mêle avec grâce fiction et réalité nous tisonne et nous renvoie à l’insoluble question : que ferait-on devant l’assassin de notre mère ? Grande claque.

*Au grand lavoir, de Sophie Daull. Édition Philippe Rey (2018). Puis au Livre de Poche  depuis le 2 janvier 2020. Prix de littérature de l’union européenne.

L’histoire de Chicago May.

Rien que le titre déjà, L’histoire de Chicago May, fleure bon les grands espaces, les brigandages, le Far West, les coups de feu, les braquages de banques, les amours sulfureuses, bref un parfum d’aventure furieuse, celui de cette May Duignan, irlandaise évadée de ses contrées désertes avec les économies familiales afin de conquérir le monde. On la suivra tour à tour arnaqueuse, prostituée, braqueuse, danseuse de Music Hall dans le spectacle « Belle de New York », amoureuse du gars « qu’il faut pas », bref une vie d’héroïne de roman. Mais là n’est pas la grâce de cette formidable biographie, non. L’époustouflant sentiment du livre vient de la démarche de Nuala O’Faolain qui, alors qu’elle se baladait dans l’ouest de l’Irlande, entendit parler de cette gourgandine, apprit qu’elle avait écrit un livre sobrement intitulé : « Chicago May. Son histoire. Un document humain par la « reine des criminelles ». Mais voilà. Le seul exemplaire est à Manhattan. C’est cette distance qui sera le point de départ du voyage de O’Faolain. Retrouver le livre pour retrouver May. Retrouver l’époque pour comprendre pourquoi une femme corsetée dans une Irlande flippante (souvenez-vous des terrifiantes Magdalena Sisters), s’enfuira, courra vers la liberté et tombera sous les balles de la solitude. Retrouver enfin, dans un magnifique cheminement littéraire, l’histoire de son propre frère Dermot : « Dermot et May ont en commun entre eux et avec des millions de gens d’avoir des vies difficiles, pleine de châtiments, et de morts misérables » (pages 428-429). En suivant May, Nuala O’Faolain a retrouvé son frère et trouvé la paix.

*L’histoire de Chicago May, de Nuala O’Faolain. Au Livre de Poche depuis le 26 février 2020. Prix Femina Étranger 2006. Encore merci à Florence Mas pour cette merveilleuse découverte.

On nous regarde.

J’ai eu la joie de rencontrer Christine lors d’un atelier du Figaro Littéraire et j’avais aussitôt pressenti chez elle quelque chose qui s’impatientait à bousculer l’ordre établi, fruit d’années d’une éducation sérieuse, carcan social bernois (on a connu ville plus festive), bref une renarde dans un poulailler. Et voilà qu’elle nous livre en dix nouvelles jubilatoires le résultat de ses coups de dents dans nos travers humains, nous plumant sans pudeur et nous dépeignant lamentables parfois que nous sommes, notamment cet Abbé du titre que l’on découvre par le petit trou de la serrure.
Il y a chez Christine un ton qui tient de celui des moralistes (à ne pas confondre avec morale), de la belle famille de Marcel Aymé. C’est vous dire à quel point ce petit recueil est à glisser d’urgence dans votre sac de voyage pour sourire à nos dépends dans cet été où rien n’est vraiment rigolo.

*L’Abbé Delétoile et autres nouvelles, de Christine Arquembourg. Éditions 5 Sens, Genève, Suisse.

Ça ne tourne pas rond chez les Carré.

Isabelle Carré, « actrice connue, ce qu’on appelle depuis des années « un people » » ainsi qu’elle se définit elle-même page 243 de son premier livre*, Les Rêveurs, nous offre ce dont rêvent justement tous les magazines people : du croustillant, du drame, de l’amour et de la rédemption. Voici donc, à la manière d’un papillon qui se pose de fleur en fleur, l’histoire d’Isabelle déployée en chapitres courts, « mon récit manque d’unité, ne respecte aucune chronologie et ce désordre est peut-être à l’image de nos vies «  (page 277), qui dévoilent des tentatives de suicide, la douce folie d’une mère, l’homosexualité d’un père, sa briganderie et son incarcération, les quatre-vingt fois où sa fille ira le voir en prison, les rêves de famille heureuse qui s’évanouissent, la danse qui ne lui permettra pas de s’envoler, les années sida, les années chagrin, les hommes qui passent, et puis le théâtre, la lumière enfin, les mille vies à vivre qui lui permettent, comme à la Camille de Musset « de s’exercer à travers d’autres vies à ne plus avoir peur de la sienne ». Mais ce que l’on retiendra surtout, au-delà des choux gras qu’auraient pu en faire ces magazines de salons de coiffure aux pages nécrosées et mots croisées arrachés, c’est ce à quoi aucun d’eux ne serait parvenu : une écriture pleine de grâce.
Car c’est sans doute ici qu’Isabelle Carré a trouvé ici son meilleur rôle. Celui d’un écrivain.

*Les Rêveurs, de Isabelle Carré. Publié au Livre de Poche le 30 janvier 2019, après l’avoir été aux éditions Grasset en janvier 2018.

Suivez le guide.

En entrant, tout droit, puis légèrement à gauche dans le couloir, trois pas de côté, en haut, un peu au milieu, à gauche du Petit carnet rouge de Sofia Lundberg et à droite de N’habite plus à l’adresse indiquée de Nicolas Delesalle, sur la quatrième étagère, se trouve La maison à droite de celle de ma grand mère, en vérité celle de Giacomo, traducteur de romans, présentement sur une traduction d’une nouvelle version (plus courte) de Moby Dick, lequel retourne dans sa Sardaigne natale où sa grand-mère est en train de mourir. Ce retour aux sources en dessous de la Corse et à gauche de l’Italie est prétexte à une formidable découverte de soi. Une réconciliation avec soi-même. Une échappée initiatique absolument charmante, drôle et tendre, bien nécessaire en ces temps de chemins rocailleux.

*La maison à droite de celle de ma grand-mère, de Michaël Uras. Éditions Préludes. En librairie depuis le 28 février 2018 et au Poche depuis le 27 mai 2020.