Author Archive | Grégoire Delacourt

Fractures.

Depuis plusieurs romans déjà, et notamment Charles Draper*, Xavier de Moulins s’approche délicatement, presque prudemment, de la face sombre des hommes et le voici, avec ce nouvel opus et pour notre plus grand plaisir, dans leurs zones d’ombres. Avec La vie sans toi **qui, comme son titre l’indique parle d’une vie sans quelqu’un – en l’occurrence un enfant –, il raconte les fissures conséquentes d’un tel drame, l’insubordination du cœur, les chagrins qui rendent fous, jusqu’aux fractures. Car c’est là le roman des fractures. Une histoire construite comme des éclats de verre qu’il rassemble pour tenter de retrouver la forme première, ce temps d’avant, le temps de la vie avec toi, justement, et découvrir, une fois le corps de verre rassemblé de quelle monstruosité il est la chair. Xavier signe ici un roman audacieux qui fait se fondre thriller et poésie, comme de l’aquarelle, ces couleurs pâles qui rappellent l’enfance puisque c’est après elle qu’il court encore, qu’on court toujours, cette vie où nous étions tous.

*Lattès (2016), Le livre de Poche (2018).
**La vie sans toi, de Xavier de Moulins. Éditions Lattès. En librairie depuis le 5 mars 2019. Et pour prolonger le plaisir de ce livre, n’hésitez pas à voir l’épatant film Peur Primale de Gregory Hoblit avec l’american gigolo Richard Gere

À table !

Prenez une bête. Faites-lui bouffer un bébé. Cela donne le terrifiant Rat de Venise1, de Patricia Highsmith. Ou le jubilatoire Procès du cochon2, de Oscar Coop-Phane. Dans le premier, le réalisme le disputait à l’horreur. Dans le second, c’est la farce qui l’emporte. Car enfin ce cochon cannibale, arrêté juste après son forfait, alors qu’il était « allongé sous un arbre et sa bouche laissant échapper des bribes de sang chaud » (page 55) ne proteste pas, ne clame pas son innocence, n’accuse aucun autre de ses congénères, il ferme son groin, s’écrase comme une tranche de jambon, se laisse accuser, condamner, supplicier et achever en eau de boudin. La justice des hommes est bien prompte à juger ses semblables, ces temps-ci. Coop-Phane nous offre ici une farce tragique qui me fait penser à la fin de cette magnifique chanson d’Higelin intitulée L comme Beauté3:

Tu es la beauté que j’adore
car elle m’a appris à aimer
et à comprendre la laideur
qui est le miroir
où je peux contempler
ma vérité.

1. Le Rat de Venise et autres histoires de criminalité animales à l’attention des amis des bêtes, de Patricia Highsmith. Editions Calmann-Lévy (1993) et Livre de Poche (1994).
2. Le Procès du cochon, de Oscar Coop-Phane. Editions Grasset. En librairie depuis le 9 janvier 2019.
3. No man’s land, de Jacques Higelin, 1998. EMI Pathé Marconi. (Sublissime son en vinyle).

Qui n’a pas lu ce livre ?

On se souvient de cette classe de lycée dont les élèves n’ont pas voulu étudier le livre Le porteur de cartable d’Akli Tadjer, au prétexte que l’auteur n’était pas français, et dont l’un d’eux a refusé d’en lire un extrait car il ne voulait pas prononcer le prénom d’un personnage, Messaoud. L’affaire avait alors fait grand bruit. Des indignés, dont moi, avaient donné de la voix. Et Akli s’était alors rendu dans cette classe, pour affronter ces jeunes de la France silencieuse, comme il les nomme, percer le furoncle du mal, laisser le pus de la vermine couler, disparaître.
C’est cette rencontre qu’il raconte dans ce texte bref, sans haine ni violence – pour reprendre les mots de Spaggiari. Sans langue de bois non plus. Et quand Akli, entré dans la salle de classe, pose cette première question Qui n’est pas raciste ici ? tous les enfants ne lèvent pas la main. Ils sont tous blancs. Alors Akli déroule son magnifique chant à la tolérance, sa litanie à l’amour de l’autre, le tumulte de son enfance française, son enfance cognée.
Ce petit livre indispensable est à glisser d’urgence dans tous les cartables, les sacs à dos, les sacs à main, les poches arrière des joggings et les poches intérieures des vestons.
Il est d’ailleurs bien plus qu’un petit livre. Il est un trait d’union.

*Qui n’est pas raciste ici ? de Akli Tadjer. Éditions Lattès. En librairie le 27 mars 2019.

À lire de A à Z.

Voici un brillant et jubilatoire petit abécédaire des objets du quotidien, de A comme ampoule à Z comme zapette, en passant pas B comme boule à neige, C comme cravate et P comme poubelle, dans laquelle on peut jeter une ampoule, une zapette, une boule à neige et un cravate. Petite mythologie des objets du quotidien* est à rapprocher du Nouveau Bréviaire pour une fin de siècle – méditation affectueuse sur des objets ordinaires de Masha Makeïeff paru au siècle dernier (en novembre 1998 pour être précis). Eric Libiot s’en donne à cœur joie à définir ces objets qui nous regardent et parvient à nous faire rire, nous instruire et nous faire changer de point de vue sur les choses et parfois leurs usages, ce qui, par ces temps de pensée unique, est remarquable.
*Petite mythologie des objets du quotidien, de Éric Libiot, éditions Harper Collins. En librairie depuis le 24 octobre 2018.

Deux promesses.

Il n’aura échappé à personne la concomitance de ces deux titres : Dans le noir* et Les péchés capiteux**. On peut facilement imaginer que c’est dans le premier que le second a péché ou que c’est à cause du second qu’on s’est réfugié dans le secret du premier. Outre cet étonnant hasard, il existe un lien invisible entre ces deux ouvrages : ils sont chacun écrit par un participant à l’Atelier d’écriture du Figaro Littéraire que j’anime en ce moment. Le premier est un recueil de nouvelles brillantes, à chutes, dans la grande tradition anglo-saxonne. Le second est un livre d’apprentissage : une jeune femme dans le Nord de la France découvre la gourmandise, métaphore de quelques autres plaisirs. Deux textes de deux auteurs à suivre dans un proche avenir.

*Dans le noir et autres nouvelles, de Arthur Atlas, éditions de la Vicomté, sises à Sarrazac (France). Commandez-le ici.
**Les péchés capiteux, de Christine Arquembourg, Cinq sens éditions, sis à Genève (Suisse).

Neuf ans et pas une ride.

Il y a neuf ans déjà, paraissait ce texte* de Mohammed Aïssaoui, son deuxième livre après Le Goût d’Alger, en 2006, une anthologie amoureuse de cette ville surnommée El Bahja – La joyeuse.
L’affaire de l’esclave Furcy est un livre indispensable en ces temps d’individualisme qui virent à l’égoïsme tragique. Mohammed Aissaoui y raconte l’étonnante histoire d’un esclave de 31 ans qui, en 1817 dans l’île de la Réunion, s’en décide d’aller au tribunal pour exiger sa liberté. Outre la tension historique du texte, la fracture du monde déjà, les vingt-six ans de procès, c’est la rencontre à 193 ans d’écart entre deux hommes, l’un libre l’autre pas, l’auteur et l’esclave, qui est absolument bouleversante. Mohammed suit les traces de Furcy et nous, nous suivons celles de Mohammed et il y a quelque chose de vertigineux dans ce pas de quatre, une danse de l’intime humain dans le tumulte bruyant d’un monde qui alors change pour toujours. Du grand art.

*L’affaire de l’esclave Furcy, de Mohammed Aïssaoui. Éditions Gallimard (2010) puis Folio (2011). Prix Renaudot Essai 2010. Prix R.F.O du livre 2010.

Une courte lettre à Lorraine.

Je me permets une lettre, ma chère Lorraine, puisqu’il y en a de si importantes dans ton si joli nouveau roman*.
Merci de m’avoir fait passer un moment bien plus qu’agréable à naviguer entre la beauté de tes personnages si attachants puis de me faire accoster sur des terres pleines de surprises, de rebondissements et d’exotisme lointain.
Tu m’as emmené loin de tout, au plus près du cœur des hommes. De ce cœur d’un garçon de quinze ans qui s’est glacé parce qu’il a vu son père mourir d’amour alors qu’il le faisait avec une inconnue, et qu’il n’aura de cesse que de le réchauffer pour qu’il ne s’arrête pas.
Voilà l’un de tes livres les plus apaisés, ton premier livre d’orpheline – puisque le cœur de ta maman à qui tu le dédies s’est arrêté le 6 mars de l’année dernière –, et avec lequel tu sembles remettre l’amour à sa place et la famille à l’endroit.
Ton écriture au fil des livres s’est polie, comme politesse bien sût, mais aussi comme une pierre que le temps arrondit, et adoucit, et elle est bien confortable cette écriture lorsqu’elle écrit, page 112, par exemple : « sa longue silhouette se balance. Ses grands pieds dansent sur le trottoir. Son corps pleure pour lui, c’est flagrant ». Ou encore, page 172 : « Ma mère n’a plus besoin de son bol, elle a bu la tasse ».
Même le malheur, chez toi, a un goût de bonheur.

*Tout ce que tu vas vivre, de Lorraine Fouchet. Éditions Héloïse d’Ormesson. En librairie le 6 mars 2019.

Le chant de Pascal.

Voici le premier roman de Pascal Silvestre qui n’en est pas à son premier livre puisqu’il nous offrit, en 2016, un recueil de nouvelles, Marathon, que j’avais beaucoup aimé. La sonate de Franck doit son titre à la sonate de César Franck, pour violon et piano, réputée difficile à jouer. Elle est au cœur de ce livre. Elle est le lien entre Vincent (pianiste) et Esther (violoniste). Elle est l’enjeu entre eux. Elle fut une défaite lorsqu’ils l’interprétèrent à dix-sept ans. Elle doit être une victoire vingt ans après. Mais au-delà de cette musique qui est une chanson de geste entre ces deux-là, une partition d’amour adolescent qui essaie désespérément de grandir, La sonate de Franck est pour moi avant tout un chant d’amour à la mère. C’est le roman de la perte de l’enfance justement, le temps des notes parfois fausses qui font encore sourire, attendrissent même ; tous ces hiatus qui, avec le temps, finissent en douleur. C’est le roman de l’entrée dans l’âge adulte, touche après touche, note après note. Le livre qui dit l’amour à ce qu’on est en train de quitter parce qu’on doit avancer sans se retourner, parce que la mère ne marche plus aussi vaillamment qu’avant, que son fémur est fragile et que les mots n’ont jamais été son fort. Je crois que Pascal, marathonien pianiste et écrivain, fait avec son premier roman ses adieux à son enfance savoyarde heureuse et apprend à se cogner à la violence du monde, comme il apprit en son temps à son corps à se mesurer à celle d’un marathon. En cela cette sonate prend des airs d’opéra.

*La sonate de Franck, de Pascal Silvestre. Éditions Lattès. En librairie le 6 mars 2019.