Author Archive | Grégoire Delacourt

Ça ne tourne pas rond chez les Carré.

Isabelle Carré, « actrice connue, ce qu’on appelle depuis des années « un people » » ainsi qu’elle se définit elle-même page 243 de son premier livre*, Les Rêveurs, nous offre ce dont rêvent justement tous les magazines people : du croustillant, du drame, de l’amour et de la rédemption. Voici donc, à la manière d’un papillon qui se pose de fleur en fleur, l’histoire d’Isabelle déployée en chapitres courts, « mon récit manque d’unité, ne respecte aucune chronologie et ce désordre est peut-être à l’image de nos vies «  (page 277), qui dévoilent des tentatives de suicide, la douce folie d’une mère, l’homosexualité d’un père, sa briganderie et son incarcération, les quatre-vingt fois où sa fille ira le voir en prison, les rêves de famille heureuse qui s’évanouissent, la danse qui ne lui permettra pas de s’envoler, les années sida, les années chagrin, les hommes qui passent, et puis le théâtre, la lumière enfin, les mille vies à vivre qui lui permettent, comme à la Camille de Musset « de s’exercer à travers d’autres vies à ne plus avoir peur de la sienne ». Mais ce que l’on retiendra surtout, au-delà des choux gras qu’auraient pu en faire ces magazines de salons de coiffure aux pages nécrosées et mots croisées arrachés, c’est ce à quoi aucun d’eux ne serait parvenu : une écriture pleine de grâce.
Car c’est sans doute ici qu’Isabelle Carré a trouvé ici son meilleur rôle. Celui d’un écrivain.

*Les Rêveurs, de Isabelle Carré. Publié au Livre de Poche le 30 janvier 2019, après l’avoir été aux éditions Grasset en janvier 2018.

Suivez le guide.

En entrant, tout droit, puis légèrement à gauche dans le couloir, trois pas de côté, en haut, un peu au milieu, à gauche du Petit carnet rouge de Sofia Lundberg et à droite de N’habite plus à l’adresse indiquée de Nicolas Delesalle, sur la quatrième étagère, se trouve La maison à droite de celle de ma grand mère, en vérité celle de Giacomo, traducteur de romans, présentement sur une traduction d’une nouvelle version (plus courte) de Moby Dick, lequel retourne dans sa Sardaigne natale où sa grand-mère est en train de mourir. Ce retour aux sources en dessous de la Corse et à gauche de l’Italie est prétexte à une formidable découverte de soi. Une réconciliation avec soi-même. Une échappée initiatique absolument charmante, drôle et tendre, bien nécessaire en ces temps de chemins rocailleux.

*La maison à droite de celle de ma grand-mère, de Michaël Uras. Éditions Préludes. En librairie depuis le 28 février 2018 et au Poche depuis le 27 mai 2020.

350 feuilles d’amour.

Voici un livre* qui ne doit pas être facile à vendre pour un libraire.
Brad Watson, qui a mis 13 ans à l’écrire, 13 ans, mon dieu – le temps qu’il faut à Nothomb pour publier 13 livres –, nous raconte l’histoire, en 1915,  de Jane, petite fille du Mississipi dont on découvre qu’elle est incontinente. Pas de sphincter. Un intérieur complet mal mais mal monté. À cinq, six ans, une petite fermière qui lève sa robe et fait dehors comme les animaux c’est charmant. Un peu plus tard, ça l’est moins. Et de moins en moins. Et encore moins quand un joli garçon tourne autour d’elle, qui lui plait bien, mais qu’elle oblige à s’éloigner d’elle, le cœur en capilotade, les tripes à l’envers.
Jane grandit dans la ferme familiale. Comprend un jour de quoi elle est privée puisqu’il est probable qu’elle ne pourra non plus avoir d’enfant, lui avoue un épatant docteur, ni même pouvoir essayer d’en faire car la médecine n’est pas encore prête pour ce genre d’opération.
Page 136, sont les vingt plus belles lignes du monde sur la sensualité et je comprends mieux le temps qu’il a fallu à Watson pour écrire son livre. Tellement de délicatesse dans ce texte. De beautés. À commencer par l’amour fabuleux d’un père au chagrin immense jusqu’à la force de caractère, l’immensité d’âme d’une héroïne hors du commun, probablement inoubliable.
Miss Jane est un grand livre qui parler l’amour en parlant du manque. Et s’il est vrai comme le prétend Italo Calvino qu’« Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire » alors Miss Jane est un livre immortel.
Alors, aurais-je fait un libraire convenable ?

*Miss Jane, de Brad Watson. Éditions Le Livre de Poche. En librairie depuis le 27 mai 2020. Précédemment publié par Grasset. Encore un immense merci à Florence Mas.

Rouge baiser.

C’est toujours impressionnant un livre* sur lequel est écrite la mention Le roman qui a ému le monde entier car si on est ému aussi, rien de nouveau à ajouter, et dans le cas contraire, on passe pour un bougon. D’abord, c’est un livre écrit par une suédoise de 43 (quand elle le publie en 2017), d’abord autoédité et repris par un éditeur suédois suite à son immense succès et enfin vendu dans 30 pays (le fameux monde entier). C’est dire si Lundberg a réussi à toucher quelque chose dans le cœur des lecteurs.
Voici donc le seul et unique livre de Doris, une charmante dame de 96 ans dont on devine qu’elle est sur la fin, et qui raconte sa vie en nous présentant les personnes de son répertoire téléphonique. Et quelle vie ! Famille pauvre et d’une grande beauté, obligée de travailler à 14 ans, mannequin à 15, pour la Maison Chanel, le désir des garçons, l’amour, la guerre, l’amour qui s’en va, les sales types, la beauté qui se fane, l’amour qui ne revient pas, la vie qui file, les jours qui raccourcissent, les secrets qui s’éclairent, l’amour qu’on attend toujours cinquante ans après, c’est aventureux comme un Angélique en Suède, lacrymal comme N’oublie jamais, de Cassavetes fils, super bien fichu comme un Grimaldi, bref, un petit carnet d’émotions qu’on a certes déjà ressenties ici et là, mais jamais toutes ensembles. Alors, si à plage vous voulez changer des romans de garçons (ci-dessous), plongez dans ce formidable roman de femme.

*Un petit carnet rouge, de Sofia Lundberg, traduit par Caroline Berg. Éditions Calmann-Levy (mai 2018) et Livre de Poche (octobre 2019). Encore merci à Florence Mas, du Livre de Poche.

La dernière chasse et le dernier Grisham (au Poche).

Ce qu’il y de rassurant avec la littérature de genre, c’est comme avec les pâtes, on sait d’avance quel goût ça a. La cuisson peut légèrement modifier les choses selon qu’on les préfère fermes, al dente ou fondantes mais c’est surtout la sauce qui leur donne toute leur saveur. Alors voici deux plats concoctés par de grands maîtres sauciers*, Grangé et Grisham. Chacun, bien dans son registre, va encore plus loin. Le premier dans le sadisme des hommes, leurs noirceurs les plus abjectes, immondes et immorales, le second, dans son exploration judiciaire sans complaisance des institutions foireuses, voleuses et briseuses de vies, ici, l’abus sans limite des écoles de droits américaines, écoles à fric surtout – on pensera d’ailleurs en le lisant à La Firme. Les deux Chefs poussent plus loin encore leur savoir faire et nous livrent, à l’aube d’un été radieux, dans une France « pleinement retrouvée », sur des plages où l’on se fout des distances de sécurité (mais n’oubliez pas la protection solaire) deux livres d’été épatants qui vous feront oublier le printemps assassin.

*La dernière chasse, de Jean-Christophe Grangé, et Les Imposteurs, de John Grisham, tous deux récemment publiés au Livre de Poche. Merci à Florence Mas pour ces deux voyages dans l’âme humaine.

Veni, Vedi, Jussi.

Revoici Jussi, de son nom complet, Jussi Adler-Olsen, l’un des plus brillants écrivains de thriller, depuis Lawrence Block* et Mo Hayder période Birdman**, avec la huitième enquête du « Département V », spécialisé dans la résolution des « cold cases ». Outre l’irréprochable qualité des scénarios, ce qui fait la force des romans de Jussi, ce sont ses personnages, et parmi eux, un certain Assad, dont il s’est amusé, au fil des précédents livres, à nimber de mystère ses origines, et voici que ce Victime 2117 *** lui est dédié et que nous allons enfin, nous les fans, apprendre qui est vraiment Assad. Mais je ne dirais rien. Je vous laisse la surprise. Ceci dit, et je ne lui en tiendrai absolument pas rigueur, il flotte sur ce huitième opus un petit parfum de franchise, au sens où l’on parle d’une franchise Marvel, par exemple, ou Mission Impossible. Victime 2117 s’éloigne de tout ce que j’aimais dans les précédents livres pour nous offrir une histoire plus convenue de vengeance (bon, je l’ai dit), de bons et de méchants, sur fond de terrorisme qui, je l’avoue, commence à nous gaver un peu (regardez le nombre de livres, de séries et de film là-dessus). Bref, un huitième tome mineur dans une œuvre authentiquement majeure.

*Parmi ses très grands romans noirs, La balade entre les tombes, Huit millions de façon de mourir et Une danse aux abattoirs, tous chez Gallimard.
**Birdman, de Moe Hayden, aux Presse de la Cité depuis le 7 mars 2000. Puis en Pocket;*
**Victime 2117, de Jussi Adler-Olsen. Traduction de Caroline Berg. Éditions Albin Michel. En librairie depuis le 2 janvier 2020.

Un livre d’images.

Lire au temps du virus. D’un côté un virus invisible qui change le monde. De l’autre, mille tableaux visibles qui changent le monde. Que voulez-vous regarder ?
Dans sa critique, le magazine L’Express parlait en septembre 2019 de Louvre* comme d’une exofiction. Je sais que le préfixe exo signifie en dehors, et fiction, une création de l’imagination, ainsi une exofiction serait quelque chose en dehors de l’imagination. Eh bien non. Toujours selon le même magazine, l’exofiction consisterait à s’inspirer de faits et de personnages réels. C’est alors ce qu’on appelle la réinvention du fil à couper le beurre, car enfin, avant ce barbarisme, on parlait simplement de biographie romancée. Mais il faut croire que la biographie romancée est devenue si peu fréquentable qu’il lui faille un nouveau nom. Comme on ne dit plus classe, mais espace d’apprentissage pédagogique. Comme on ne dit plus pupitre mais soutien d’apprentissage individuel. Comme on ne dit plus piscine mais milieu aquatique profond standardisé. Bref. On dira ce qu’on voudra, tout ce que j’ai à dire c’est que ce premier roman de Josselin Guillois est brillant, qui met en scène au travers d’un triptyque de trois narratrices l’évacuation des œuvres du Louvre en 1939 alors que l’Allemagne entre en France comme dans du beurre (pour reprendre ma comparaison ci-dessus), et dont le point commun entre ces trois femmes est un certain Jacques Jaujard, directeur du musée. Voici un livre d’images. Mais ce qu’il y a de plus beau, ce sont les mots.

*Louvre, de Josselin Guillois. Éditons du Seuil. En librairie depuis le 18 septembre 2019.

Dugain, l’homme pressé.

Je ne sais pas si ce texte 1 de Dugain fit grand bruit à sa sortie ou s’il passa inaperçu mais il est en tout cas fort riche d’enseignements. Sous prétexte de nous raconter le tournage de son dernier film L’Échange des princesses 2, il nous livre finalement « un petit livre de souvenirs sans profonde nostalgie » (page 167).
Eh bien, je ne crois pas qu’il soit sans profonde nostalgie.
Ainsi découvre-t-on qu’il a « tourné le dos à la société marchande pour l’art 3 » (page 163), qu’il écrit La Chambre des officiers 4 car, n’ayant pas « les codes pour en faire un film », il en fit un « petit livre » (page 74). Qu’il a détesté son second roman 5 et regrette de l’avoir écrit. Je sais par son producteur 6 qu’il a écrit Avenue des géants 7, inspiré par la terrifiante histoire d’Edward Kemper (Al Kenner dans le roman), 2,2 mètres et un QI supérieur à celui d’Einstein, sérial killer horrifique, dans le but de réaliser le film et que ce rêve est toujours sur sa table.
À lire cet Intérieur Jour, on s’aperçoit à quel point le cinéma est sa grande histoire d’amour avec la vie et je comprends mieux pourquoi ses romans ont toujours, à mon goût, ce petit parfum de scénarios : images d’époque, bandes sons amples, montage – davantage que construction, bref autant de déclarations enflammées à cet art qui le fascine, tout comme ceux auxquels il rêve de s’approcher, Lynch, Kubrick, Scott (Ridley, mais uniquement pour Les Duellistes : après ce film, juge Dugain, Scott n’a fait que céder aux choses commerciales).
Dans ce livre bref, Dugain dit de lui qu’il est hyperactif (à y lire le nombre de références à son âge, moi je crois qu’il est terrifié à l’idée de disparaître et c’est ce qui rend ce texte écrit à la va-vite 8 assez touchant). En 22 ans : 15 romans, 5 longs-métrages, 1 scénario de BD, 1 mise en scène au théâtre, je ne sais combien de collaborations à des séries télé, des centaines d’articles dans la presse, de la batterie chaque jour (depuis 45 ans) et chaque jour un long jogging. Dugain court. Ne s’arrête jamais. Se mêle de tout. Affirme 9 que le vol MH370 aurait été abattu par une base américaine et reçoit des menaces de mort. Dugain fonce. Dugain fuit. La vie de Dugain est un film. Espérons qu’il ait le temps de le tourner.

1. Intérieur Jour, de Marc Dugain. Éditions Robert Laffont, coll « Les passe-murailles ». En librairie depuis le 20 septembre 2018.
2. https://www.youtube.com/watch?v=Y0a9K5YA99U
3. Avant d’écrire, Dugain était dans la finance et l’aviation. Devenu producteur, il conserve un pied dans cette bonne société marchande.
4. https://www.editions-jclattes.fr/la-chambre-des-officiers-9782709622943   C’est finalement François Dupeyron qui réalisera le film.
5. Campagne anglaise (2000) publié chez Lattès, suite à quoi il se fâchera avec son éditeur et en changera.
6. Il s’agit de Patrick André, avec lequel j’ai eu le plaisir de faire quelques films de réclame.
7. http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/Avenue-des-Geants
8. Il me semble avoir lu qu’il l’avait écrit en un mois. (Simenon écrivait un roman en 27 jours, mais ce n’est pas tout à fait pareil).
9. https://www.lexpress.fr/actualite/societe/mh370-marc-dugain-le-romancier-devenu-malgre-lui-chouchou-des-complotistes_1705210.html