Archive | Bouquins.

L’homme qui tremble.

Comme bon nombre de gens je suppose, j’ai découvert Lionel Duroy en 2010, à l’occasion de la parution du Chagrin, récit fleuve sur son enfance tumultueuse, les frasques de son père, la folie de sa mère. J’avais été submergé, happé et voilà, alors que je m’apprêtais moi-même à publier mon premier roman, L’Écrivain de la famille, que je choisissais la dernière phrase de son livre pour ouvrir le mien. Le Chagrin obtint le Prix Marcel Pagnol en 2010 et mon roman en 2011. Je m’empressai alors d’envoyer un mot amical à Duroy pour souligner notre lointain cousinage. Il ne me répondit jamais. J’ai continué à avoir de ses nouvelles au travers de ses livres puisqu’il déclare lui-même « être ses livres » et qu’il n’écrit que lui. Ses femmes. Son enfance. Sa mère qui se cache sous le placard de sa chambre. Sa dépression. Son Lexomil. Sa peur de ne plus écrire. Et le revoilà cette année avec L’Homme qui tremble*, sous-titré, Un autoportrait, autrement dit une « vision personnelle d’un artiste sur sa propre personne ». Cette fois, il nous présente ses livres précédents au prisme de ses nombreuses rencontres amoureuses, lesquelles finissent souvent fort mal puisqu’elles lui reprochent toujours de n’être pas là. Ce qui est juste puisque Duroy habite ses livres. Respire ses livres. Dévore ses livres. Et quand il fait autre chose que ses livres, ce sont des bibliothèques avec des planches de bois de chez Leroy-Merlin. 
À l’arrivée, l’émotion de ce récit repose dans le soin quasi obsessionnel qu’il met à s’encager dans ses livres comme si la vraie vie était si peu romanesque, presqu’ennuyeuse, toujours décevante.

*L’Homme qui tremble — Un autoportrait, de Lionel Duroy. Éditions Miallet Barrault. En librairie depuis le 6 janvier 2021.
Post scriptum. J’aurais la joie de débattre avec Duroy et Irène Frain lors du Salon du Livre de Vannes.

Un homme trahi.

Sorj Chalandon a été trahi par deux personnes. Denis Donaldson, son ami irlandais, activiste de l’IRA (mais surtout agent double) auquel il consacrera deux livres*. Et par son père auquel, après Profession du père et probablement au travers de chacun de ses livres, il accorde aujourd’hui un « roman » : Enfant de salaud*. Je mets roman entre guillemets car on peut supposer qu’en faisant l’incroyable parallèle entre le procès de Barbie à Lyon en 1987 et celui que Chalandon, en bon journaliste qu’il est, intente à son père à propos de sa période 39-45, on est bien dans le roman. Mais, séparés, chaque procès tient véritablement du récit. Celui de Barbie d’abord où Sorj, dont on connaît la larme facile, ne retient que la pureté des mots des témoins, l’émotion brute, violente, insupportable — une sorte de rappel à la dignité des mots justement, à l’heure où certains resurgissent, éviscérés de leur Histoire. Et celui de son père, dont le dossier de la Cour de justice de Lille est accablant ; menteur, mythomane, collabo, condamné, salaud, lâchera enfin son propre père, ;procès dans lequel Sorj qui se veut à la fois procureur et avocat se révèle indécrottablement être un fils ; un fils féroce, un fils affamé de ce premier amour, celui du père, son traître, son salaud ; à la fin du livre le fils crie, réclame, il a 35 ans, il pourrait en avoir 8 ou 12, qu’importe, son père est son héros, et même s’il lui a menti, on pardonne aux héros. On les aime. 
Je ne crois pas à ce pardon-là, c’est une affaire personnelle, mais je devine qu’avec ce livre Sorj s’est sauvé.  

*Mon traître et Retour à Killybegs, Grasset 2008 et 2011).
**Enfant de salaud, de Sorj Chalandon. Éditons Grasset. En librairie depuis le 18 août 2021.

Soufflé.

Il y a quelques temps, je me suis hasardé loin de mes Hergé, Edward P. Jacobs et autres Uderzo usés à la corde pour m’aventurer chez quelques auteurs plus contemporains. Ainsi me suis-je fait conseiller Blast*, de Manu Lacrenet et je ne sais pas si son titre, qui signifie explosion, qui signifie soufflé, représente ce qu’il a voulu faire ou le sentiment qu’il souhaitait que nous ayons à la lecture de son travail, mais j’ai littéralement été soufflé. 
Par le style graphique d’abord, dessins d’encres de chine et d’eau et parfois, rarement, la couleur des dessins de ses propres enfants. Par l’histoire bien sûr, mais plus encore par son extraordinaire poésie de la violence, de la folie, de la différence ; tout ce qui fait que l’obscurité s’éclaircit. 
Blast est l’histoire d’un homme (très) gros, Polza Mancini, vagabond, alcoolique et écrivain, accusé du meurtre d’une certaine Carole Oudinot, et c’est au travers de l’interrogatoire des flics qu’il nous raconte son histoire, ses envols et sa forêt. Une merveille. 
Je viens de finir le deuxième tome. Il y en a quatre. Le soufflé ne retombe pas. Quel bonheur.

*Blast, de Manu Larcenet. Éditons Dargaud. Tome 1. Grasse Carcasse. Prix des Librairies de bande dessinées, 2010. Tome 2. L’apocalypse selon saint Jacky. Grand Prix RTL de la bande dessinée.

Voyages, voyages.

C’est l’été. Et avec lui les envies de voyages, de dépaysement, de découvertes. Mais voilà. Le pass sanitaire complique les choses (on a vu une chute de plus de 50% au Festival d’Avignon dès son entrée en scène), et notre chère liberté d’aller et venir là où nous poussent nos ailes est furieusement compromise. Heureusement, on peut voyager de son canapé, de sa chambre, de son lit et c’est ce que nous proposent ces deux livres épatants. L’un, Cueilleur d’essences, m’a mené en Andalousie sur les traces du ciste, en Haute Provence et m’a submergé de lavandes, à Shipka où je me suis enivré de roses de Bulgarie, en Inde, à Grasse, au Pérou et au Salvador, en Guyane et à Madagascar (sur les traces de la vanille qui parfume divinement les fameuses gaufres de chez Méert), un fabuleux voyage autour du monde pour 18, 50 € à la recherche des senteurs parfaites qui font les parfums les plus parfaits d’aujourd’hui. L’autre, Le long du Luxembourg, m’a fait voyager dans le temps, de 1913 à 1885, année de la mort du grand Hugo, au Luxembourg, château et jardins; m’a fait rencontrer des femmes inoubliables, Anne de Bretagne, Jeanne d’Albret, Blanche de Castille (…) et Marie de Médicis à l’origine de toute cette fabuleuse aventure. Je viens de rentrer de ces deux extraordinaires voyages, comblé, heureux, certes toujours aussi pâle qu’au départ, mais chacun le sait, bronzer est mauvais pour la peau, juste bon pour le mélanome.

*Cueilleur d’essences, Aux sources des parfums du monde, de Dominique Roques et Le long du Luxembourg, d’Elvire de Brissac. Tous deux chez Grasset.

Les femmes tues.

Voici l’un des plus beaux textes courts (79 pages) qu’il m’a été donné de lire. Un premier roman au titre d’une poésie et d’une promesse folles. La brève histoire d’une jeune femme qui aime un homme qui meurt à la guerre. Mais nous sommes en Irak. Les femmes aimées et seules sont un déshonneur. Un frère doit la tuer. C’est tout. C’est absolument magnifique. (J’ai essayé de faire court, moi aussi — dieu que c’est difficile).

*Que sur toi se lamente le Tigre, de Émilienne Malfatto. Éditions Elyzad. En librairie depuis le 3 septembre 2020. Prix Goncourt du Premier roman 2021.

J’en avais marre d’attendre.

D’habitude, Jean-Louis m’envoie toujours son nouveau livre*. Cette fois-ci, je l’ai attendu. Longtemps. Sans doute n’avait-il lui-même plus le temps d’attendre son tour à la Poste. D’attendre que le livre traverse l’Atlantique pour me retrouver. D’attendre que je le lise. Que je lui fasse part de mon sentiment. J’ai tout de même attendu 5 mois (je suis patient) et lorsque je n’ai plus eu le temps d’attendre, je l’ai finalement commandé. Pour l’avoir cette fois tout de suite. 
En une seconde. 
Et il est arrivé sur ma tablette Kindle en 0,9 seconde, après que l’on m’ait allégé en 0,05 seconde de 13, 99 euros, ce qui en fait, aux nombre de mots écrits, l’un des livres les plus chers du monde**.
Impatient cette fois, j’ai aussitôt commencé à le lire, ce qui m’a pris 21 minutes car Jean-Louis n’a sans doute pas non plus eu vraiment le temps d’y passer du temps, ou alors, probablement impatient qu’il était de l’achever, l’a persillé de très peu de mots, comme à sa chère habitude ; ses mots, a-t-il coutume de dire, comme des petits sillons dans un jardin japonais. Beaucoup de blanc. Beaucoup d’air. Un écrin, en somme. 
Ce nouvel opus fournierien ressemble à ses précédentes livrées : adages, aphorismes, axiomes et, comme toujours des jeux de mots rigolos, des petites histoires drôles qui épinglent avec malice nos défauts de pauvres humains et cachent, pour qui sait décrypter le Fournier, sa peur du peu de temps qu’il reste. 
Ce qui en fait, in fine, un tout petit livre fragile et touchant. 

*Je n’ai plus le temps d’attendre, de Jean-Louis Fournier. Éditions Lattès. En librairie depuis le 24 février 2021. (18,90 en papier et 13,99 en numérique…).
**À l’exception peut-être des livres de poésie, mais la poésie n’a pas de prix.

Méfiez-vous des titres.

Un été rue des Saints-Pères (9/9). Toujours impressionnant de s’attaquer à un roman*, le second de son auteur, dont la quatrième de couverture déclare : « (…) il confirme qu’il est l’un des plus grands auteurs américains contemporains », dont le Washington Post se fend d’un « Une œuvre de génie » et The Economist, « Un livre aussi puissant que subtil », parce que, s’il s’agit là d’une histoire non pas de séparation mais de fin de relation (en effet, R ., l’amant de l’auteur doit rentrer à Lisbonne, loin de Sofia où ils se sont rencontrés), c’est l’histoire d’un chagrin d’amour. Ou plutôt d’un chagrin de désir. C’est sur cette subtilité romanesque que doivent se fonder les avis dithyrambiques autour de Pureté. L’abandon de soi après l’abandon de l’amant. Ainsi esseulé, l’auteur va de rencontre en rencontre pour y trouver le plus de passion sexuelle, possible, le plus de brutalité, de perversion et de douleur et c’est là, pour moi, que le livre bascule également dans un porno gay dont la lecture instructive révèle un authentique talent d’écrivain car il en faut du talent pour narrer pendant 28 pages bien remplies une relation sexuelle sado-maso avec un inconnu, ainsi, page 50 : « Il répéta alors le mot que je ne connaissais pas mais qui, selon moi, signifiait du calme, et soudain ma bouche s’emplit de chaleur, vive et amère, son urine, que je pris comme j’avais accepté tout le reste ». Ou 30 pages de relations hard avec un garçon qui ne « veut être qu’un trou » (chapitre Le petit saint). Etc. Pureté est néanmoins un livre important car il évoque étonnamment le chagrin amoureux d’un homme au travers des supplices qu’il s’impose pour en sortir — ce qui m’évoque, de fort loin et toutes proportions gardées, le sujet du formidable Breaking the Waves de von Trier. Là où le bât blesse, c’est que ces pulsions d’impureté semblent bien antérieures à son chagrin. On dira alors que la faim justifie les moyens.

*Pureté, de Garth Greenwell. Élégamment traduit de l’américain par Nicolas Richard. Chez Grasset, éditeur à Paris, rue des Saints-Pères. En librairie depuis le 20 janvier 2021.

À corps joie.

Un été rue des Saints-Pères (8/9). Chalumeau. Je me souviens de ce mot parce qu’il y avait une blague mnémotechnique à l’école qui disait qu’un chalumeau, c’était un dromaludaire à deux bosses, ainsi, lorsqu’on nous demandait combien de bosses avait un chameau, on répondait sans erreur. Bref, tout ça pour dire que Vice*, le nouveau roman de Laurent Chalumeau est avant tout une affaire de langage. 
Au-delà du sujet — la femme séparée de l’Attorney General du Grand État du Nouveau-Mexique s’en donne à cœur, mais surtout à corps joie de sa liberté sexuelle retrouvée ; tombe sur tout un tas de gaillards, du doux au bad boy qui adore filmer ses fellations dans le désert, en passant par un adepte des Incels, à savoir Involuntary celibates, sorte de tarés qui se vengent des femmes qui se refusent à eux, en gros en les torturant, tessons de bouteilles et autres délicatesses en tous genres — au-delà du sujet donc, qui nous rappelle que la liberté des femmes (le fameux Vice du titre) n’est pas encore une chose qui va de soi chez pas mal de mecs, épatant sujet au demeurant, traité de façon sulfureuse par Chalumeau, cette lecture a surtout été une balade dans une langue pour moi nouvelle. Je ne sais pas à quel style littéraire se relie ce livre. Gonzo ? Foutraque ? Western ?  Djeun ? Provoc ? LSD ? Et si je me suis parfois senti, à la lecture de certains passages, « Lost in translation », comme disait Sofia Coppola, c’est cela aussi la grâce d’un livre. 
Être jeté dans ses vides.

*Vice, de Laurent Chalumeau. Aux éditions Grasset, sises rue des Saints-Pères à Paris. En librairie depuis le 12 mai 2021.