Archive | Bouquins.

La balade entre les tombes.

Bien que ce soit le titre d’un épatant roman policier du grand Lawrence Block, paru en France en 1994* (deux ans après l’inoubliable Une danse aux abattoirs), il aurait très bien pu être celui du nouveau livre de Thierry Clermont**, qui nous invite, lui, à une balade moins violente, mélancolique même, entre les tombes de San Michele, l’île cimetière de Venise, en compagnie d’une certaine Flore. Comme il s’agit ici d’un récit, on y croise certains morts illustres, comme Stravinsky, Diaghilev, Aragon (qui faillit mourir sur la Sérénissime), D’Annunzio et tant d’autres –poètes oubliés, suicidés, jusqu’à cette Flore qui ( …) gisait dans son sang. Elle s’était fracassée le crâne à coups de marteau, après avoir ingurgité un mélange de rhum et d’antidépresseurs. Son visage était sans sourire, sans vie***. Alors soudain, la nostalgie vénitienne de Clermont rencontre la violence américaine de Block, et c’est un régal.

La balade entre les tombes
*Editions Points.
**San Michele, de Thierry Clermont, aux éditions du Seuil, Fiction & Cie.
***Page 154.

On the road.

Outre une sélection sur la liste du Prix Goncourt cette année, quelques jours en province dans le cadre du Goncourt des Lycéens, nous partageons, Joy Sorman* et moi, une très grande tendresse pour ce Canada** de Richard Ford. Notamment, pour l’une des plus belles scènes de filature en voiture jamais écrites ; décrite par un enfant, Dell Parsons, dont la route chaotique va le mener à la cruauté de la vie d’homme et surtout, bien au-delà. A lui-même.

On the road

 

*La peau de l’ours, éditions Gallimard.
*Canada, de Richard Ford, éditions Points. Prix Femina Étranger 2013.

La femme à monsieur Jules.

La femme à monsieur Jules

Une libraire (celle qui a un chien qui me regarde comme si j’étais une saucisse) m’a un jour conseillé ce livre*. Qui ne donne pas forcément envie au premier abord. Imaginez, un couple de vieux. Après une vie ensemble, elle a obtenu du monsieur du titre qu’elle ait droit à quelques instants seule dans leur lit, chaque matin, pendant que le Jules en question prépare le petit déjeuner. Mais voilà. Ce matin là, quand elle s’extirpe de sa confortable solitude méritée, le julot s’est rendormi sur le canapé (bon, après avoir préparé le petit déjeuner, il est vrai). Mais ce qui trouble la femme à monsieur Jules, c’est que ses lunettes sont par terre. Alors elle devine. Elle comprend. Elle sait. Elle va alors enfin pouvoir lui dire, à Jules, tout ce qu’elle a sur la patate depuis tant d’années. Le bon comme le mauvais. Tout. Même les enfants qui disparaissent avec l’eau des toilettes, comme des chatons. C’est beau, c’est féroce, c’est désespéré, c’est profondément humain.

*Une journée avec monsieur Jules, de Diane Broeckhoven, enfin en 10/18 (Merci Carine Fannius).

La plupart des alpinistes meurent dans leur lit.

C’est écrit, page 164 ; et c’est une phrase qui, si elle peut résumer une vie, résume ce livre* formidable. Je ne connaissais pas Paul Veyne (pas de veine, dirait-il), sans doute parce que je ne me suis pas (encore) intéressé à son travail d’historien de Rome, spécialiste de Foucault, admirateur de René Char, « ce colosse colérique et conquérant ».
Paul Veyne est un alpiniste de la vie. Un aventurier de son époque. Un très chic professeur du Collège de France (dont la seule grande obligation est d’y faire 16 heures de cours –on dit conférence d’ailleurs… par an). Il a 84 ans. Son livre de souvenirs a la plume légère d’un jeune homme et l’élégance de celle d’un homme, puisqu’elle n’est jamais revancharde. J’y ai découvert une personne qui aimait sa vie. Je l’ai refermé en quittant un père à qui son fils manquera toujours, un homme qui aimait deux femmes qui l’aimaient, un ami que je regrette de ne pas (encore) connaître.

Veyne

* Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, de Paul Veyne, aux éditions Albin Michel. Prix Femina de l’essai 2014.

Bien avant l’heure.

Siodmark

Écrit en 1942, publié par Gallimard en 1949, ce roman noir dont Gaston Gallimard disait aux détracteurs du genre que, s’il les éditait, « c’est parce qu’il faut bien que je paye mes poètes », est une merveille d’anticipation, bien avant 1984 ou, plus récemment, la série Real Humans. Voici l’histoire du cerveau d’un nabab (corps explosé dans le crash de son avion) qui prend doucement possession de la chair, des viscères, des yeux, des mains d’un autre. Il l’envahit. Le manipule. Le soumet. Un petit cousin du Démon de Selby Jr. Sans le savoir, Siodmak – qui était surtout scénariste de films d’horreur, signait un texte glaçant sur la manipulation ; à considérer sérieusement, à l’heure où ni Google, ni Facebook, ni personne d’ailleurs, ne nous possède, ne nous utilise, ne nous vend, ni ne nous ment.

Le cerveau du nabab, de Curt Siodmak, éditions Gallimard, Série Noire. (Il reste quelques occasions sur fnac.com).

Le Grand Méchant Loup.

Trévidic

Voilà un livre formidable. Un texte brillant et drôle qui nous raconte la naissance du PMJ (Petit Méchant Juge) sous le bon et judicieux François Ier, ses affres à travers la grande Histoire, ses victoires, ses défaites, jusqu’à, récemment, un certain « ancien président qui voulait le redevenir » (espérons que nous aurons la mémoire longue) et qui voulait sa peau, purement et simplement, selon le principe qu’un Juge mort ne fouille pas dans les poubelles du scandale. Marc Trévidic a la plume vive, pleine d’esprit et d’humour ; sa fable, fille de Voltaire et La Fontaine, nous entraîne là où nous ne sommes pas les bienvenus, nous les Petits Cochons – même pendant les Journées du Patrimoine : au cœur du Château et de cette caste qui, décidément, vit dans un monde sans nous. Marianne, reviens !

Qui a peur du Petit Méchant Juge ?, de Marc Trévidic, éditions Lattès. En librairie.

Toujours debout.

Chalendon

Il y a un an, Sorj avait le cœur qui battait plus vite. Il était sur la dernière liste du Prix Goncourt  – il ne l’aura pas (c’est Pierre Lemaître) mais obtiendra le Prix Goncourt des Lycéens, trois semaines plus tard, pour son magnifique, son immense roman.
L’histoire folle et belle d’un homme qui rêve de monter l’Antigone d’Anouilh à Beyrouth. De prendre à chaque camp un fils, une fille, un ami, un frère, et de les faire se rassembler sur scène (en parlant de scène, oubliez la Comédie Française, imaginez plutôt, comme lieu de théâtre, un jardin bombardé, des gravats assassins, une cour sans rires). De faire oublier la guerre, pendant deux heures.
L’histoire de cet homme qui meurt à l’aube de son rêve, et, à l’agonie, en confie la réalisation à un lointain ami ; un français, petit théâtreux de faubourg. Nous sommes en 1982. Le théâtreux va partir. Et il va nous embarquer dans l’une des plus belles histoires d’humanité.

Le quatrième mur, de Sorj Chalandon, éditions Grasset et Livre de Poche.