Archive | Bouquins.

Carrisi, le Caruso du thriller.

Carrisi

Je me souviens, au Groeningemuseum de Bruges, d’un tableau de Gerard David datant de 1498, Le Jugement de Cambyse : Le Supplice. On y voyait un homme se faire écorcher vif sous le regard de quelques bourgeois dodus. J’avais failli tourner de l’œil. J’avais onze ans.
Quarante-trois ans plus tard, c’est donc avec une certaine appréhension que j’ai ouvert (les yeux sur) le roman de Donato Carrisi*. J’avais lu, il est vrai, son célèbre et implacable Chuchoteur** ; et, en matière d’écorchée, c’est finalement d’âme qu’il s’agit avec lui. Ce qui, soit dit en passant, est peut être le plus grand des supplices. Voici donc une nouvelle enquête à vif de Mila Vasquez (magnifique flic, comme l’était la Lorraine Page de Lynda La Plante***), sur les traces de disparus innocents, qui réapparaissent pour écorcher quelques peaux – presque malgré eux. Et le génie de Carrisi, vous verrez, tient dans ce « presque ». Comme pour Le Chuchoteur, c’est habile, pervers, diabolique, bref, prodigieusement humain.

*L’Écorchée, de Donato Carrisi, aux Livre de Poche, dans une superbe édition collector.
**Le Chuchoteur, du même, toujours au Livre de Poche, n°32245.
***Coup de froid, Sang Froid et Cœur de Pierre, de Lynda La Plante, tous trois aux éditions du Livre de Poche. Décidément.

 

Jolie indigène cherche mariage.

Bien que je l’aie croisé deux ou trois fois, que je sache qu’il est belge, qu’il aime le latin et le grec une fois, et qu’il mange très proprement (nous avons partagé la même table au dîner de clôture du Salon du Livre de Montréal en 2012), je ne connais pas Armel Job. C’est donc un homme discret, élégant (comme tous les hommes discrets), un auteur fin et exigeant à en juger par son roman paru en 2000, La Femme manquée*. Une trame certes classique : un homme cherche une femme, la trouve dans les petites annonces – oui, oui, comme un lave-vaisselle -, mais des personnages de toute beauté. Elle, Opportune, une belle indigène (sic), et lui, Charles, un fermier ardennais. Leur rencontre est belle, rare, bouleversante. Le final éblouissant. L’écriture d’Armel Job est précise comme une plume de clerc de notaire. Et comme chez Pagnol, toute l’immensité du cœur d’un homme se révèle au plus profond de son chagrin. (Je n’aime pas trop les jeux de mots, mais pour une fois : ne manquez pas La Femme manquée).

Jolie indigène cherche mariage

*La Femme manquée, d’Armel Job, première édition chez Robert Laffont (2000), celle ci, chez Espace Nord (2012). Prix Emmanuel Roblès et Prix René Fallet.

La balade entre les tombes.

Bien que ce soit le titre d’un épatant roman policier du grand Lawrence Block, paru en France en 1994* (deux ans après l’inoubliable Une danse aux abattoirs), il aurait très bien pu être celui du nouveau livre de Thierry Clermont**, qui nous invite, lui, à une balade moins violente, mélancolique même, entre les tombes de San Michele, l’île cimetière de Venise, en compagnie d’une certaine Flore. Comme il s’agit ici d’un récit, on y croise certains morts illustres, comme Stravinsky, Diaghilev, Aragon (qui faillit mourir sur la Sérénissime), D’Annunzio et tant d’autres –poètes oubliés, suicidés, jusqu’à cette Flore qui ( …) gisait dans son sang. Elle s’était fracassée le crâne à coups de marteau, après avoir ingurgité un mélange de rhum et d’antidépresseurs. Son visage était sans sourire, sans vie***. Alors soudain, la nostalgie vénitienne de Clermont rencontre la violence américaine de Block, et c’est un régal.

La balade entre les tombes
*Editions Points.
**San Michele, de Thierry Clermont, aux éditions du Seuil, Fiction & Cie.
***Page 154.

On the road.

Outre une sélection sur la liste du Prix Goncourt cette année, quelques jours en province dans le cadre du Goncourt des Lycéens, nous partageons, Joy Sorman* et moi, une très grande tendresse pour ce Canada** de Richard Ford. Notamment, pour l’une des plus belles scènes de filature en voiture jamais écrites ; décrite par un enfant, Dell Parsons, dont la route chaotique va le mener à la cruauté de la vie d’homme et surtout, bien au-delà. A lui-même.

On the road

 

*La peau de l’ours, éditions Gallimard.
*Canada, de Richard Ford, éditions Points. Prix Femina Étranger 2013.

La femme à monsieur Jules.

La femme à monsieur Jules

Une libraire (celle qui a un chien qui me regarde comme si j’étais une saucisse) m’a un jour conseillé ce livre*. Qui ne donne pas forcément envie au premier abord. Imaginez, un couple de vieux. Après une vie ensemble, elle a obtenu du monsieur du titre qu’elle ait droit à quelques instants seule dans leur lit, chaque matin, pendant que le Jules en question prépare le petit déjeuner. Mais voilà. Ce matin là, quand elle s’extirpe de sa confortable solitude méritée, le julot s’est rendormi sur le canapé (bon, après avoir préparé le petit déjeuner, il est vrai). Mais ce qui trouble la femme à monsieur Jules, c’est que ses lunettes sont par terre. Alors elle devine. Elle comprend. Elle sait. Elle va alors enfin pouvoir lui dire, à Jules, tout ce qu’elle a sur la patate depuis tant d’années. Le bon comme le mauvais. Tout. Même les enfants qui disparaissent avec l’eau des toilettes, comme des chatons. C’est beau, c’est féroce, c’est désespéré, c’est profondément humain.

*Une journée avec monsieur Jules, de Diane Broeckhoven, enfin en 10/18 (Merci Carine Fannius).

La plupart des alpinistes meurent dans leur lit.

C’est écrit, page 164 ; et c’est une phrase qui, si elle peut résumer une vie, résume ce livre* formidable. Je ne connaissais pas Paul Veyne (pas de veine, dirait-il), sans doute parce que je ne me suis pas (encore) intéressé à son travail d’historien de Rome, spécialiste de Foucault, admirateur de René Char, « ce colosse colérique et conquérant ».
Paul Veyne est un alpiniste de la vie. Un aventurier de son époque. Un très chic professeur du Collège de France (dont la seule grande obligation est d’y faire 16 heures de cours –on dit conférence d’ailleurs… par an). Il a 84 ans. Son livre de souvenirs a la plume légère d’un jeune homme et l’élégance de celle d’un homme, puisqu’elle n’est jamais revancharde. J’y ai découvert une personne qui aimait sa vie. Je l’ai refermé en quittant un père à qui son fils manquera toujours, un homme qui aimait deux femmes qui l’aimaient, un ami que je regrette de ne pas (encore) connaître.

Veyne

* Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas, de Paul Veyne, aux éditions Albin Michel. Prix Femina de l’essai 2014.

Bien avant l’heure.

Siodmark

Écrit en 1942, publié par Gallimard en 1949, ce roman noir dont Gaston Gallimard disait aux détracteurs du genre que, s’il les éditait, « c’est parce qu’il faut bien que je paye mes poètes », est une merveille d’anticipation, bien avant 1984 ou, plus récemment, la série Real Humans. Voici l’histoire du cerveau d’un nabab (corps explosé dans le crash de son avion) qui prend doucement possession de la chair, des viscères, des yeux, des mains d’un autre. Il l’envahit. Le manipule. Le soumet. Un petit cousin du Démon de Selby Jr. Sans le savoir, Siodmak – qui était surtout scénariste de films d’horreur, signait un texte glaçant sur la manipulation ; à considérer sérieusement, à l’heure où ni Google, ni Facebook, ni personne d’ailleurs, ne nous possède, ne nous utilise, ne nous vend, ni ne nous ment.

Le cerveau du nabab, de Curt Siodmak, éditions Gallimard, Série Noire. (Il reste quelques occasions sur fnac.com).